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RÉSIDU.

de les protéger, ce serait de disparaître, on n’aurait plus de raison de les persécuter. Lui de moins, on les laisserait tranquilles. Glaçante ouverture où sa pensée entrait. Ah ! pourquoi s’était-il laissé séparer de Dea ? Est-ce que son premier devoir n’était pas envers Dea ? Servir et défendre le peuple ? mais Dea, c’était le peuple ! Dea, c’était l’orpheline, c’était l’aveugle, c’était l’humanité ! Oh ! que leur avait-on fait ? Cuisson cruelle du regret ! son absence avait laissé le champ libre à la catastrophe. Il eût partagé leur sort. Ou il les eût pris et emportés avec lui, ou il se fût englouti avec eux. Que devenir sans eux maintenant ? Gwynplaine sans Dea, était-ce possible ? Dea de moins, c’est tout de moins ! Ah ! c’était fini. Ce groupe bien-aimé était à jamais enfoui dans l’irréparable évanouissement. Tout était épuisé. D’ailleurs, condamné et damné comme l’était Gwynplaine, à quoi bon lutter plus longtemps ? Il n’y avait plus rien à attendre, ni des hommes, ni du ciel. Dea ! Dea ! où est Dea ? Perdue ! Quoi, perdue ! Qui a perdu son âme n’a plus, pour la retrouver, qu’un lieu, la mort.

Gwynplaine, égaré et tragique, posa fermement sa main sur le parapet comme sur une solution, et regarda le fleuve.

C’était la troisième nuit qu’il ne dormait pas. Il avait la fièvre. Ses idées, qu’il croyait claires, étaient troubles. Il sentait un impérieux besoin de sommeil. Il demeura ainsi quelques instants penché sur cette eau ; l’ombre lui offrait le grand lit tranquille, l’infini des ténèbres. Tentation sinistre.

Il ôta son habit, le plia et le posa sur le parapet. Puis il déboutonna son gilet. Comme il allait l’ôter, sa main heurta dans la poche quelque chose. C’était le red-book que lui avait remis le librarian de la chambre des lords. Il retira ce carnet de cette poche, l’examina dans la lueur diffuse de la nuit, y vit un crayon, prit ce crayon, et écrivit, sur la première page blanche qui s’ouvrit, ces deux lignes :

« Je m’en vais. Que mon frère David me remplace et soit heureux. »

Et il signa : Fermain Clanciiarlie, pair d’Angleterre.

Puis il ôta le gilet et le posa sur l’habit. Il ôta son chapeau, et le posa sur le gilet. Il mit dans le chapeau le red-book ouvert à la page où il avait écrit. Il aperçut à terre une pierre, la prit et la mit dans le chapeau.

Cela fait, il regarda l’ombre infinie au-dessus de son front.

Puis, sa tête s’abaissa lentement, comme tirée par le fil invisible des gouffres.

Il y avait un trou dans les pierres du soubassement du parapet, il y mit un pied, de telle sorte que son genou dépassait le haut du parapet, et qu’il n’avait presque plus rien à faire pour l’enjamber.

Il croisa ses mains derrière son dos et se pencha.