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L'HOMME QUI RIT

roche de Portland, on fait du ciment dit romain, exploitation utile qui enrichit le pays et défigure la baie. Il y a deux cents ans, ces côtes étaient ruinées comme une falaise, aujourd’hui elles sont ruinées comme une carrière ; la pioche mord petitement, et le flot grandement ; de là une diminution de beauté. Au gaspillage magnifique de l’océan a succédé la coupe réglée de l’homme. Cette coupe réglée a supprimé la crique où était amarrée l’ourque biscayenne. Pour retrouver quelque vestige de ce petit mouillage démoli, il faudrait chercher sur la côte orientale de la presqu’île, vers la pointe, au delà de Folly-Pier et de Dirdle-Pier, au delà même de Wakeham, entre le lieu dit Church-Hop et le lieu dit Southwell.

La crique, murée de tous les côtés par des escarpements plus hauts qu’elle n’était large, était de minute en minute plus envahie par le soir ; la brume trouble, propre au crépuscule, s’y épaississait ; c’était comme une crue d’obscurité au fond d’un puits ; la sortie de la crique sur la mer, couloir étroit, dessinait dans cet intérieur presque nocturne où le flot remuait une fissure blanchâtre. Il fallait être tout près pour apercevoir l’ourque amarrée aux rochers et comme cachée dans leur grand manteau d’ombre. Une planche jetée du bord à une saillie basse et plate de la falaise, unique point où l’on pût prendre pied, mettait la barque en communication avec la terre, des formes noires marchaient et se croisaient sur ce pont branlant, et dans ces ténèbres, des gens s’embarquaient.

Il faisait moins froid dans la crique qu’en mer, grâce à l’écran de roche dressé au nord de ce bassin ; diminution qui n’empêchait pas ces gens de grelotter. Ils se hâtaient.

Les effets de crépuscule découpent les formes à l’emporte-pièce ; de certaines dentelures à leurs habits étaient visibles, et montraient que ces gens appartenaient à la classe nommée en Angleterre the ragged, c’est-à-dire les déguenillés.

On distinguait vaguement dans les reliefs de la falaise la torsion d’un sentier. Une fille qui laisse pendre et traîner son lacet sur un dossier de fauteuil dessine, sans s’en douter, à peu près tous les sentiers de falaises et de montagnes. Le sentier de cette crique, plein de nœuds et de coudes, presque à pic, et meilleur pour les chèvres que pour les hommes, aboutissait à la plate-forme où était la planche. Les sentiers de falaises sont habituellement d’une déclivité peu tentante ; ils s’offrent moins comme une route que comme une chute ; ils croulent plutôt qu’ils ne descendent. Celui-ci, ramification vraisemblable de quelque chemin dans la plaine, était désagréable à regarder, tant il était vertical. On le voyait d’en bas gagner en zigzag les assises hautes de la falaise d’où il débouchait à travers des effondrements sur le plateau supérieur par une entaille au rocher. C’est par ce sentier qu’avaient dû venir les passagers que cette barque attendait dans cette crique.