Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Théâtre, tome III.djvu/160

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m’embrassa avec une grosse larme qui tomba sur mon front, prit son crucifix et se laissa garrotter. Je le vois encore, ce crucifix. En cuivre poli. Mon nom, Tishe, est grossièrement écrit au bas avec la pointe d’un stylet. Moi, j’avais seize ans alors, je regardais ces gens lier ma mère, sans pouvoir parler, ni crier, ni pleurer, immobile, glacée, morte, comme dans un rêve. La foule se taisait aussi. Mais il y avait avec le sénateur une jeune fille qu’il tenait par la main, sa fille sans doute, qui s’émut de pitié tout à coup. Une belle jeune fille, monseigneur. La pauvre enfant ! elle se jeta aux pieds du sénateur, elle pleura tant, et des larmes si suppliantes et avec de si beaux yeux, qu’elle obtint la grâce de ma mère. Oui, monseigneur. Quand ma mère fut déliée, elle prit son crucifix, — ma mère, — et le donna à la belle enfant en lui disant : Madame, gardez ce crucifix, il vous portera bonheur. Depuis ce temps, ma mère est morte, sainte femme ; moi je suis devenue riche, et je voudrais revoir cette enfant, cet ange qui a sauvé ma mère. Qui sait ? elle est femme maintenant, et par conséquent malheureuse. Elle a peut-être besoin de moi à son tour. Dans toutes les villes où je vais, je fais venir le sbire, le barigel, l’homme de police, je lui conte l’aventure, et à celui qui trouvera la femme que je cherche je donnerai dix mille sequins d’or. Voilà pourquoi j’ai parlé tout à l’heure entre deux portes à votre barigel Virgilio Tasca. Êtes-vous content ?

ANGELO.

Dix mille sequins d’or ! Mais que donnerez-vous à la femme elle-même, quand vous la retrouverez ?

LA TISBE.

Ma vie, si elle veut.

ANGELO.

Mais à quoi la reconnaîtrez-vous ?

LA TISBE.

Au crucifix de ma mère.

ANGELO.

Bah ! elle l’aura perdu.

LA TISBE.

Oh non ! on ne perd pas ce qu’on a gagné ainsi.

ANGELO, apercevant Homodei.

Madame ! madame ! il y a un homme là ! savez-vous qu’il y a un homme là ? qu’est-ce que c’est que cet homme ?

LA TISBE, éclatant de rire.

Hé, mon Dieu ! oui, je sais qu’il y a un homme là, et qui dort, encore ! et d’un bon sommeil ! N’allez-vous pas vous effaroucher aussi de celui-là ? c’est mon pauvre Homodei.