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Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Théâtre, tome III.djvu/163

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ce soit, à moi qui ne sais rien vous refuser, vous me perdriez. Tout m’est permis pour punir, rien pour pardonner. Oui, c’est ainsi. Tyran de Padoue, esclave de Venise. Je suis bien surveillé, allez. Oh ! le conseil des Dix ! Mettez un ouvrier seul dans une cave et faites-lui faire une serrure ; avant que la serrure soit finie, le conseil des Dix en a la clef dans sa poche. Madame ! madame ! le valet qui me sert m’espionne, l’ami qui me salue m’espionne, le prêtre qui me confesse m’espionne, la femme qui me dit : je t’aime, — oui, Tisbe, — m’espionne !

LA TISBE.

Ah ! monsieur !

ANGELO.

Vous ne m’avez jamais dit que vous m’aimiez. Je ne parle pas de vous, Tisbe. Oui, je vous le répète, tout ce qui me regarde est un œil du conseil des Dix, tout ce qui m’écoute est une oreille du conseil des Dix, tout ce qui me touche est une main du conseil des Dix. Main redoutable, qui tâte longtemps d’abord et qui saisit ensuite brusquement ! Oh ! magnifique podesta que je suis, je ne suis pas sûr de ne pas voir demain apparaître subitement dans ma chambre un misérable sbire qui me dira de le suivre, et qui ne sera qu’un misérable sbire, et que je suivrai ! Où ? dans quelque lieu profond d’où il ressortira sans moi. Madame, être de Venise, c’est pendre à un fil. C’est une sombre et sévère condition que la mienne, madame, d’être là, penché sur cette fournaise ardente que vous nommez Padoue, le visage toujours couvert d’un masque, faisant ma besogne de tyran, entouré de chances, de précautions, de terreurs, redoutant sans cesse quelque explosion, et tremblant à chaque instant d’être tué roide par mon œuvre comme l’alchimiste par son poison ! — Plaignez-moi, et ne me demandez pas pourquoi je tremble, madame !

LA TISBE.

Ah, Dieu ! affreuse position que la vôtre, en effet.

ANGELO.

Oui, je suis l’outil avec lequel un peuple torture un autre peuple. Ces outils-là s’usent vite et se cassent souvent, Tisbe. Ah ! je suis malheureux. Il n’y a pour moi qu’une chose douce au monde, c’est vous. Pourtant je sens bien que vous ne m’aimez pas. Vous n’en aimez pas un autre, au moins ?

LA TISBE.

Non, non, calmez-vous.

ANGELO.

Vous me dites mal ce non-là.