Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Théâtre, tome III.djvu/24

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LORD MONTAGU.

Ah çà ! en réalité, est-il espagnol ou italien ?

LORD CHANDOS.

Il paraît certain qu’il est né en Italie, dans la Capitanate, et qu’il a été élevé en Espagne. Il se prétend allié à une grande famille espagnole. Lord Clinton sait cela sur le bout du doigt.

LORD CLINTON.

Un aventurier. Ni espagnol, ni italien. Encore moins anglais, Dieu merci ! Ces hommes qui ne sont d’aucun pays n’ont point de pitié pour les pays quand ils sont puissants !

LORD MONTAGU.

Ne disiez-vous pas la reine malade, Chandos ? Cela ne l’empêche pas de mener vie joyeuse avec son favori.

LORD CLINTON.

Vie joyeuse ! vie joyeuse ! Pendant que la reine rit, le peuple pleure. Et le favori est gorgé. Il mange de l’argent et boit de l’or, cet homme ! La reine lui a donné les biens de lord Talbot, du grand lord Talbot ! la reine l’a fait comte de Clanbrassil et baron de Dinasmonddy, ce Fabiano Fabiani qui se dit de la famille espagnole de Peñalver, et qui en a menti ! Il est pair d’Angleterre comme vous, Montagu, comme vous, Chandos, comme Stanley, comme Norfolk, comme moi, comme le roi ! Il a la jarretière comme l’infant de Portugal, comme le roi de Danemark, comme Thomas Percy, septième comte de Northumberland ! Et quel tyran que ce tyran qui nous gouverne de son lit ! Jamais rien de si dur n’a pesé sur l’Angleterre. J’en ai pourtant vu, moi qui suis vieux ! Il y a soixante-dix potences neuves à Tyburn, les bûchers sont toujours braise et jamais cendre ; la hache du bourreau est aiguisée tous les matins et ébréchée tous les soirs. Chaque jour c’est quelque grand gentilhomme qu’on abat. Avant-hier c’était Blantyre, hier Northcurry, aujourd’hui South-Reppo, demain Tyrconnel. La semaine prochaine ce sera vous, Chandos, et le mois prochain ce sera moi. Mylords ! mylords ! c’est une honte et c’est une impiété que toutes ces bonnes têtes anglaises tombent ainsi pour le plaisir d’on ne sait quel misérable aventurier qui n’est même pas de ce pays ! C’est une chose affreuse et insupportable de penser qu’un favori napolitain peut tirer autant de billots qu’il en veut de dessous le lit de cette reine ! Ils mènent tous deux joyeuse vie, dites-vous. Par le ciel ! c’est infâme ! Ah ! ils mènent joyeuse vie, les amoureux, pendant que le coupe-tête à leur porte fait des veuves et des orphelins ! Oh ! leur guitare italienne est trop accompagnée du bruit des chaînes ! Madame la reine ! vous faites venir des chanteurs de la chapelle d’Avignon, vous avez