Aller au contenu

Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Théâtre, tome III.djvu/79

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

GILBERT.

Que veux-tu dire ? Nous ne nous entendons pas. De quoi me parles-tu ?

JOSHUA.

De l’échafaud qu’on dresse en ce moment

GILBERT.

Et moi, je te parle de Jane.

JOSHUA.

De Jane !

GILBERT.

Oui, de Jane ! de Jane seulement ! Que m’importe le reste ? Tu as donc tout oublié, toi ? tu ne te souviens donc plus que, depuis un mois, collé aux barreaux de mon cachot d’où l’on aperçoit la rue, je la vois rôder sans cesse, pâle et en deuil, au pied de cette tourelle qui renferme deux hommes, Fabiani et moi ? Tu ne te rappelles donc plus mes angoisses, mes doutes, mes incertitudes ? Pour lequel des deux vient-elle ? Je me fais cette question nuit et jour, pauvre misérable ! je te l’ai faite à toi-même, Joshua, et tu m’avais promis hier au soir de tâcher de la voir et de lui parler. Oh ! dis ! sais-tu quelque chose ? Est-ce pour moi qu’elle vient ou pour Fabiani ?

JOSHUA.

J’ai su que Fabiani devait décidément être décapité aujourd’hui, et toi demain, et j’avoue que depuis ce moment-là je suis comme fou, Gilbert. L’échafaud a fait sortir Jane de mon esprit. Ta mort…

GILBERT.

Ma mort ! Qu’entends-tu par ce mot ? Ma mort, c’est que Jane ne m’aime plus. Du jour où je n’ai plus été aimé, j’ai été mort. Oh ! vraiment mort, Joshua ! Ce qui survit de moi depuis ce temps ne vaut pas la peine qu’on prendra demain. Oh ! vois-tu, tu ne te fais pas d’idée de ce que c’est qu’un homme qui aime ! Si l’on m’avait dit il y a deux mois : Jane, votre Jane sans tache, votre Jane si pure, votre amour, votre orgueil, votre lys, votre trésor, Jane se donnera à un autre, en voudrez-vous après ? — j’aurais dit : Non, je n’en voudrai pas ! plutôt mille fois la mort | pour elle et pour moi ! Et j’aurais foulé sous mes pieds celui qui m’eût parlé ainsi. — Eh bien, si, j’en veux ! — Aujourd’hui, vois-tu bien, Jane n’est plus la Jane sans tache qui avait mon adoration, la Jane dont j’osais à peine effleurer le front de mes lèvres, Jane s’est donnée à un autre, à un misérable, je le sais, eh bien, c’est égal, je l’aime ! j’ai le cœur brisé, mais je l’aime ! Je baiserais le bas de sa robe, et je lui demanderais pardon si elle voulait de moi. Elle serait dans le ruisseau de la rue avec celles qui y sont que je la ramasserais là et que je