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LES ÊTRES QUE J’ADMIRE AVANT TOUT…


II

LE CHŒUR.

Les êtres que j’admire avant tout dans ce monde,
Ce sont ces affreux gueux qui n’ont rien ici-bas ;
Des poches, point d’argent ; des bottes, point de bas ;
Ce sont ces chenapans, ce sont ces grands artistes
Qui sortent le matin sans un liard, pas tristes,
Et roulent tout le jour, dans Paris vaste et noir,
Ce problème effrayant : — À sept heures, ce soir,
Entrer chez Flicoteaux comme les autres hommes,
Et jeter ce grand cri : Garçon, bifteck aux pommes !
L’un se déguise en veuve, et, d’un front solennel,
Pleure dans les maisons son mari colonel ;
L’autre râcle un crin-crin dans les Champs-Élysées ;
L’autre, gai, fait grimper un singe à vos croisées
Qui décroche la montre et qui reçoit un sou ;
L’autre, poëte, rôde avec l’air d’un vieux fou,
Vous offre un acrostiche et vous prend votre bourse.
Quel réveil ! un grabat, rien, aucune ressource !
Quel but ! trois plats au choix avec un carafon !
Pour l’atteindre, blanc, noir, l’atroce et le bouffon,
Ils imaginent tout, ils font tout ; ils dépensent
Talent, génie, esprit ; dînent ; puis recommencent
Le lendemain, sans bruit, sans cris, sans s’étonner,
Titans du ventre creux, Sisyphes du dîner !