Page:Hugo - Actes et paroles - volume 3.djvu/98

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Si ma voix est entendue, si elle n’est pas emportée comme un souffle vain dans le bruit du flot et de l’ouragan, si elle ne se perd pas dans la rafale qui sépare les deux îles, si la semence de pitié que je jette à ce vent de mer germe dans les cœurs et fructifie, s’il arrive que ma parole, la parole obscure du vaincu, ait cet insigne honneur d’éveiller l’agitation salutaire d’où sortiront la peine commuée et le criminel pénitent, s’il m’est donné à moi, le proscrit rejeté et inutile, de me mettre en travers d’un tombeau qui s’ouvre, de barrer le passage à la mort, et de sauver la tête d’un homme, si je suis le grain de sable tombé de la main du hasard qui fait pencher la balance et qui fait prévaloir la vie sur la mort, si ma proscription a été bonne à cela, si c’était là le but mystérieux de la chute de mon foyer et de ma présence en ces îles, oh ! alors tout est bien, je n’ai pas souffert, je remercie, je rends grâces et je lève les mains au ciel, et, dans cette occasion où éclatent toutes les volontés de la providence, ce sera votre triomphe, ô Dieu, d’avoir fait bénir Guernesey par la France, ce peuple presque primitif par la civilisation tout entière, les hommes qui ne tuent point par l’homme qui a tué, la loi de miséricorde et de vie par le meurtrier, et l’exil par l’exilé !

Hommes de Guernesey, ce qui vous parle en cet instant, ce n’est pas moi, qui ne suis que l’atome emporté n’importe dans quelle nuit par le souffle de l’adversité ; ce qui s’adresse à vous aujourd’hui, je viens de vous le dire, c’est la civilisation tout entière ; c’est elle qui tend vers vous ses mains vénérables. Si Beccaria proscrit était au milieu de vous, il vous dirait : la peine capitale est impie ; si Franklin banni vivait à votre foyer, il vous dirait : la loi qui tue est une loi funeste ; si Filangieri réfugié, si Vico exilé, si Turgot expulsé, si Montesquieu chassé, habitaient sous votre toit, ils vous diraient : l’échafaud est abominable ; si Jésus-Christ, en fuite devant Caïphe, abordait votre île, il vous dirait : ne frappez pas avec le glaive ; ― et à Montesquieu, à Turgot, à Vico, à Filangieri, à Beccaria, à Franklin vous criant : grâce ! à Jésus-Christ vous criant : grâce ! répondriez-vous : Non !

Non ! c’est la réponse du mal. Non ! c’est la réponse du