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DEPUIS L’EXIL. — PARIS.

Tant que je ne pourrais faire au soleil reluire
Que des guidons qu’agite un lugubre frisson,
Et des clairons sortis à peine de prison,
Tant que je n’aurais pas, rugissant de colère,
Lavé dans un immense Austerlitz populaire
Sedan, Forbach, nos deuils, nos drapeaux frémissants,
Je ne montrerais point notre armée aux passants !

Ô peuple, toi qui fus si beau, toi qui, naguère,
Ouvrais si largement tes ailes dans la guerre,
Toi de qui l’envergure effrayante couvrit
Berlin, Rome, Memphis, Vienne, Moscou, Madrid,
Toi qui soufflas le vent des tempêtes sur l’onde
Et qui fis du chaos naître l’aurore blonde,
Toi qui seul eus l’honneur de tenir dans ta main
Et de pouvoir lâcher ce grand oiseau, Demain,
Toi qui balayas tout, l’azur, les étendues,
Les espaces, chasseur des fuites éperdues,
Toi qui fus le meilleur, toi qui fus le premier,
Ô peuple, maintenant, assis sur ton fumier,
Racle avec un tesson le pus de tes ulcères,
Et songe.

Et songe.La défaite a des conseils sincères ;
La beauté du malheur farouche, c’est d’avoir
Une fraternité sombre avec le devoir ;
Le devoir aujourd’hui, c’est de se laisser croître
Sans bruit, et d’enfermer, comme une vierge au cloître,
Sa haine, et de nourrir les noirs ressentiments.
À quoi bon étaler déjà nos régiments ?
À quoi bon galoper devant l’Europe hostile ?
Ne point faire envoler de poussière inutile
Est sage ; un jour viendra d’éclore et d’éclater ;
Et je crois qu’il vaut mieux ne pas tant se hâter.