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BUG-JARGAL.

sa vie, se courba jusqu’à terre avec mille démonstrations de joie et de reconnaissance.

« Tu acceptes donc ? demanda Biassou.

— Pouvez-vous douter, mon généreux maître, que j’hésite un moment devant une si insigne faveur que celle de servir votre personne ? »

À cette réponse, le ricanement diabolique de Biassou devint éclatant. Il croisa les bras, se leva d’un air de triomphe, et, repoussant du pied la tête du blanc prosterné devant lui, il s’écria d’une voix haute :

« J’étais bien aise d’éprouver jusqu’où peut aller la lâcheté des blancs, après avoir vu jusqu’où peut aller leur cruauté ! Citoyen C***, c’est à toi que je dois ce double exemple. Je te connais ! comment as-tu été assez stupide pour ne pas t’en apercevoir ? C’est toi qui as présidé aux supplices de juin, de juillet et d’août ; c’est toi qui as fait planter cinquante têtes de noirs des deux côtés de ton avenue, en place de palmiers ; c’est toi qui voulais égorger les cinq cents nègres restés dans tes fers après la révolte, et ceindre la ville du Cap d’un cordon de têtes d’esclaves, du fort Picolet à la pointe de Caracol. Ta aurais fait, si tu l’avais pu, un trophée de ma tête : maintenant tu t’estimerais heureux que je voulusse de toi pour valet de chambre. Non ! non ! j’ai plus de soin de ton honneur que toi-même ; je ne te ferai pas cet affront. Prépare-toi à mourir ! »

Il fit un geste, et les noirs déposèrent auprès de moi le malheureux négrophile, qui, sans pouvoir prononcer une parole, était tombé à ses pieds comme foudroyé.

XXXIV

« À ton tour à présent ! » dit le chef en se tournant vers le dernier des prisonniers, le colon soupçonné par les blancs d’être sang-mêlé, et qui m’avait envoyé un cartel pour cette injure.

Une clameur générale des rebelles étouffa la réponse du colon, « Muerte ! muerte ! Mort ! Death ! Touyé ! touyé !  » s’écriaient-ils en grinçant les dents et en montrant les poings au malheureux captif.

« Général, dit un mulâtre qui s’exprimait plus clairement que les autres, c’est un blanc ; il faut qu’il meure ! »

Le pauvre planteur, à force de gestes et de cris, parvint à faire entendre quelques paroles :

« Non, non ! monsieur le général, non, mes frères, je ne suis pas un blanc ! C’est une abominable calomnie ! Je suis un mulâtre, un sang-mêlé comme vous, fils d’une négresse comme vos mères et vos sœurs !

— Il ment ! disaient les nègres furieux. C’est un blanc. Il a toujours détesté les noirs et les hommes de couleur.

— Jamais ! reprenait le prisonnier. Ce sont les blancs que je déteste. Je suis un de vos frères. J’ai toujours dit avec vous : Nègre cé blan, blan cé nègre[1] !

— Point ! point ! criait la multitude : touyé blan, touyè blan[2] ! »

Le malheureux répétait en se lamentant misérablement :

« Je suis un mulâtre ! Je suis un des vôtres.

— La preuve ? dit seulement Biassou.

— La preuve, répondit l’autre dans son égarement, c’est que les blancs m’ont toujours méprisé.

— Cela peut être vrai, répliqua Biassou, mais tu es un insolent. »

Un jeune sang-mêlé adressa vivement la parole au colon.

« Les blancs te méprisaient, c’est juste ; mais en revanche, tu affectais, toi, de mépriser les sang-mêlés, parmi lesquels ils te rangeaient. On m’a même dit que tu avais provoqué en duel un blanc qui t’avait un jour reproché d’appartenir à notre caste. »

Une rumeur universelle s’éleva dans la foule indignée, et les cris de mort, plus violents que jamais, couvrirent la justification du colon, qui, jetant sur moi un regard oblique de désappointement et de prière, redisait en pleurant :

« C’est une calomnie ! Je n’ai point d’autre gloire et d’autre bonheur que d’appartenir aux noirs. Je suis un mulâtre.

— Si tu étais un mulâtre en effet, observa Rigaud paisiblement, tu ne te servirais pas de ce mot[3].

— Hélas ! sais-je ce que je dis ? reprenait le misérable. Monsieur le général en chef, la preuve que je suis sang-mêlé, c’est ce cercle noir que vous pouvez voir autour de mes ongles[4].

  1. Dicton populaire chez les nègres révoltés, dont voici la traduction littérale : « Les nègres sont les blancs, les blancs sont les nègres. » On rendrait mieux le sens en traduisant ainsi : Les nègres sont les maîtres, les blancs sont les esclaves.
  2. Tuez le blanc ! tuez le blanc !
  3. Il faut se souvenir que les hommes de couleur rejetaient avec colère cette qualification, inventée disaient-ils, par le mépris des blancs.
  4. Plusieurs sang-mêlés présentent, en effet, à l’origine des ongles, ce signe, qui s’efface avec l’âge, mais renaît chez leurs enfants.