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BUG-JARGAL.

Biassou repoussa cette main suppliante.

« Je n’ai pas la science de monsieur le chapelain, qui devine qui vous êtes à l’inspection de votre main. Mais écoute : nos soldats t’accusent, les uns d’être blanc, les autres d’être un faux frère. Si cela est, tu dois mourir. Tu soutiens que tu appartiens à notre caste, et que tu ne l’as jamais reniée. Il ne te reste qu’un moyen de prouver ce que tu avances et de te sauver.

— Lequel, mon général, lequel ? demanda le colon avec empressement. Je suis prêt.

— Le voici, dit Biassou froidement. Prends ce stylet, et poignarde toi-même ces deux prisonniers blancs. »

En parlant ainsi, il nous désignait du regard et de la main. Le colon recula d’horreur devant le stylet que Biassou lui présentait avec un sourire infernal.

« Eh bien, dit le chef, tu balances ! C’est pourtant l’unique moyen de me prouver, ainsi qu’à mon armée, que tu n’es pas un blanc et que tu es des nôtres. Allons, décide-toi, tu me fais perdre mon temps. »

Les yeux du prisonnier étaient égarés. Il fit un pas vers le poignard, puis laissa retomber ses bras, et s’arrêta en détournant la tête. Un frémissement faisait trembler tout son corps.

« Allons donc ! s’écria Biassou d’un ton d’impatience et de colère. Je suis pressé. Choisis, ou de les tuer toi-même, ou de mourir avec eux. »

Le colon restait immobile et comme pétrifié.

« Fort bien ! dit Biassou en se tournant vers les nègres ; il ne veut pas être le bourreau, il sera le patient. Je vois que c’est un blanc ; emmenez-le, vous autres… »

Les noirs s’avançaient pour saisir le colon. Ce mouvement décida son choix entre la mort à donner et la mort à recevoir. L’excès de la lâcheté a aussi son courage. Il se précipita sur le poignard que lui offrait Biassou, puis, sans se donner le temps de réfléchir à ce qu’il allait faire, le misérable se jeta comme un tigre sur le citoyen C***, qui était couché près de moi.

Alors commença une horrible lutte. Le négrophile, que le dénoûment de l’interrogatoire dont l’avait tourmenté Biassou venait de plonger dans un désespoir morne et stupide, avait vu la scène entre le chef et le planteur sang-mêlé d’un œil fixe, et tellement absorbé dans la terreur de son supplice prochain, qu’il n’avait point paru la comprendre ; mais quand il vit le colon fondre sur lui, et le fer briller sur sa tête, l’imminence du danger le réveilla en sursaut. Il se dressa debout, et arrêta le bras du meurtrier, en criant d’une voix lamentable :

« Grâce ! grâce ! grâce ! Que me voulez-vous donc ? Que vous ai-je fait ?

— Il faut mourir, monsieur, répondit le sang-mêlé, cherchant à dégager son bras et fixant sur sa victime des yeux effarés. Laissez-moi faire, je ne vous ferai point de mal.

— Mourir de votre main, disait l’économiste, pourquoi donc ? Épargnez-moi ! Vous m’en voulez peut-être de ce que j’ai dit autrefois que vous étiez un sang-mêlé ? Mais laissez-moi la vie, je vous proteste que je vous reconnais pour un blanc. Oui, vous êtes un blanc, je le dirai partout, mais grâce !… »

Le négrophile avait mal choisi son moyen de défense.

« Tais-toi ! tais-toi ! » cria le sang-mêlé furieux et craignant que les nègres n’entendissent cette déclaration.

Mais l’autre hurlait, sans l’écouter, qu’il le savait blanc et de fort bonne race. Le sang-mêlé fit un dernier effort pour le réduire au silence, écarta violemment les deux mains qui le retenaient, et fouilla de son poignard à travers les vêtements du citoyen C***. L’infortuné sentit la pointe du fer, et mordit avec rage le bras qui l’enfonçait.

« Monstre ! scélérat ! tu m’assassines ! »

Il jeta un regard vers Biassou.

« Défendez-moi, vengeur de l’humanité !… »

Mais le meurtrier appuya fortement sur le poignard ; un flot de sang jaillit autour de sa main et jusqu’à son visage. Les genoux du malheureux négrophile plièrent subitement, ses bras s’affaissèrent, ses yeux s’éteignirent, sa bouche poussa un sourd gémissement. Il tomba mort.

XXXV

Cette scène, dans laquelle je m’attendais à jouer bientôt mon rôle, m’avait glacé d’horreur. Le vengeur de l’humanité avait contemplé la lutte de ses deux victimes d’un œil impassible. Quand ce fut fini, il se tourna vers ses pages épouvantés :

« Apportez-moi d’autre tabac, » dit-il, et il se remit à mâcher paisiblement.

L’obi et Rigaud étaient immobiles, et les nègres paraissaient eux-mêmes effrayés de l’horrible spectacle que leur chef venait de leur donner.

Il restait cependant encore un blanc à poignarder, c’était moi : mon tour était venu. Je