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LETTRE À M. DAELLI.

se mesure le degré de civilisation. La prostitution est-elle moins poignante à Naples qu’à Paris ? Quelle est la quantité de vérité qui sort de vos lois et la quantité de justice qui sort de vos tribunaux ? Auriez-vous par hasard le bonheur d’ignorer le sens de ces mots sombres : vindicte publique, infamie légale, bagne, échafaud, bourreau, peine de mort ? Italiens, chez vous comme chez nous, Beccaria est mort et Farinace est vivant. Et puis, voyons votre raison d’état. Avez-vous un gouvernement qui comprenne l’identité de la morale et de la politique ? Vous en êtes à amnistier les héros ! On a fait en France quelque chose d’à peu près pareil. Tenez, passons la revue des misères, que chacun apporte son tas, vous êtes aussi riches que nous. N’avez-vous pas, comme nous, deux damnations, la damnation religieuse prononcée par le prêtre et la damnation sociale décrétée par le juge ? Ô grand peuple d’Italie, tu es semblable au grand peuple de France. Hélas ! nos frères, vous êtes comme nous « des Misérables ».

Du fond de l’ombre où nous sommes et où vous êtes, vous ne voyez pas beaucoup plus distinctement que nous les radieuses et lointaines portes de l’éden. Seulement les prêtres se trompent. Ces portes saintes ne sont pas derrière nous, mais devant nous.

Je me résume. Ce livre, les Misérables, n’est pas moins votre miroir que le nôtre. Certains hommes, certaines castes, se révoltent contre ce livre, je le comprends. Les miroirs, ces diseurs de vérités, sont haïs ; cela ne les empêche pas d’être utiles.

Quant à moi, j’ai écrit pour tous, avec un profond amour pour mon pays, mais sans me préoccuper de la France plus que d’un autre peuple. À mesure que j’avance dans la vie je me simplifie, et je deviens de plus en plus patriote de l’humanité.

Ceci est d’ailleurs la tendance de notre temps et la loi de rayonnement de la révolution française ; les livres, pour répondre à l’élargissement croissant de la civilisation, doivent cesser d’être exclusivement français, italiens, allemands, espagnols, anglais, et devenir européens ; je dis plus, humains.

De là une nouvelle logique de l’art, et de certaines nécessités de composition qui modifient tout, même les conditions, jadis étroites, de goût et de langue, lesquelles doivent s’élargir comme le reste.

En France, certains critiques m’ont reproché, à ma grande joie, d’être