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NUIT ET LUNE

Bravées était maintenant tel qu’on n’y avait pas même su le petit grand évènement local qui avait ce jour-là mis tout Saint-Sampson en rumeur. Le recteur de la paroisse, le révérend Joë Ebenezer Caudray, était riche. Son oncle, le magnifique doyen de Saint-Asaph, venait de mourir à Londres. La nouvelle en avait été apportée par le sloop de poste Cashmere arrivé d’Angleterre le matin même, et dont on apercevait le mât dans la rade de Saint-Pierre-Port. Le Cashmere devait repartir pour Southampton le lendemain à midi, et, disait-on, emmener le révérend recteur, rappelé en Angleterre à bref délai pour l’ouverture officielle du testament, sans compter les autres urgences d’une grande succession à recueillir. Toute la journée, Saint-Sampson avait confusément dialogué. Le Cashmere, le révérend Ebenezer, son oncle mort, sa richesse, son départ, ses promotions possibles dans l’avenir, avaient fait le fond du bourdonnement. Une seule maison, point informée, était restée silencieuse, les Bravées.

Mess Lethierry s’était jeté sur son branle, tout habillé.

Depuis la catastrophe de la Durande, se jeter sur son branle, c’était sa ressource. S’étendre sur son grabat, c’est à quoi tout prisonnier a recours, et mess Lethierry était le prisonnier du chagrin. Il se couchait ; c’était une trêve, une reprise d’haleine, une suspension d’idées. Dormait-il ? Non. Veillait-il ? Non. À proprement parler, depuis deux mois et demi, — il y avait deux mois et demi de cela, — mess Lethierry était comme en somnambulisme. Il ne s’était pas encore ressaisi lui-même. Il était dans cet état mixte et diffus que connaissent ceux qui ont subi les grands accablements. Ses