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LES TRAVAILLEURS DE LA MER

dray, ni de sa soudaine richesse, ni de son départ par le Cashmere. La machine de la Durande rapportée des Douvres, tel était l’ordre du jour. On n’y croyait pas. Le naufrage avait paru extraordinaire, mais le sauvetage semblait impossible. C’était à qui s’en assurerait par ses yeux. Toute autre préoccupation était suspendue. De longues files de bourgeois en famille, depuis le vésin jusqu’au mess, des hommes, des femmes, des gentlemen, des mères avec enfants et des enfants avec poupées, se dirigeaient par toutes les routes vers « la chose à voir » aux Bravées et tournaient le dos à Saint-Pierre-Port. Beaucoup de boutiques dans Saint-Pierre-Port étaient fermées ; dans Commercial-Arcade, stagnation absolue de vente et de négoce ; toute l’attention était à la Durande ; pas un marchand n’avait « étrenné » ; excepté un bijoutier, lequel s’émerveillait d’avoir vendu un anneau d’or pour mariage « à une espèce d’homme paraissant fort pressé qui lui avait demandé la demeure de monsieur le doyen ». Les boutiques restées ouvertes étaient des lieux de causerie où l’on commentait bruyamment le miraculeux sauvetage. Pas un promeneur à l’Hyvreuse, qu’on nomme aujourd’hui, sans savoir pourquoi, Cambridge-Park ; personne dans High-Street, qui s’appelait alors la Grand’Rue, ni dans Smith-Street, qui s’appelait alors la rue des Forges ; personne dans Hauteville ; l’esplanade elle-même était dépeuplée. On eût dit un dimanche. Une altesse royale en visite passant la revue de la milice à l’Ancresse n’eût pas mieux vidé la ville. Tout ce dérangement à propos d’un rien du tout comme ce Gilliatt faisait hausser les épaules aux hommes graves et aux personnes correctes.