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LES TRAVAILLEURS DE LA MER

— Nous sommes perdus.

La voix de Clubin, sèche et brève, domina le cri.

— Personne n’est perdu ! Et silence !

Le torse noir d’Imbrancam nu jusqu’à la ceinture sortit du carré de la chambre à feu.

Le nègre dit avec calme :

— Capitaine, l’eau entre. La machine va s’éteindre.

Le moment fut épouvantable.

Le choc avait ressemblé à un suicide. On l’eût fait exprès qu’il n’eût pas été plus terrible. La Durande s’était ruée comme si elle attaquait le rocher. Une pointe de roche était entrée dans le navire comme un clou. Plus d’une toise carrée de vaigres avait éclaté, l’étrave était rompue, l’élancement fracassé, l’avant effondré. La coque, ouverte, buvait la mer avec un bouillonnement horrible. C’était une plaie par où entrait le naufrage. Le contre-coup avait été si violent qu’il avait brisé à l’arrière les sauvegardes du gouvernail, descellé et battant. On était défoncé par l’écueil, et, autour du navire, on ne voyait rien, que le brouillard épais et compact, et maintenant presque noir. La nuit arrivait.

La Durande plongeait de l’avant. C’était le cheval qui a dans les entrailles le coup de corne du taureau.

Elle était morte.

L’heure de la demi-remontée se faisait sentir sur la mer.

Tangrouille était dégrisé ; personne n’est ivre dans un naufrage ; il descendit dans l’entrepont, remonta et dit :

— Capitaine, l’eau barrotte la cale. Dans dix minutes, l’eau sera au ras des dalots.

Les passagers couraient sur le pont, éperdus, se tordant