Page:Hugo - Ruy Blas, édition 1839.djvu/47

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Où je vivais sans gîte, où le jour j’avais faim,
Où j’avais froid la nuit, où j’étais libre enfin !
— Quand tu me connaissais, j’étais un homme encore.
Tous deux nés dans le peuple, — hélas ! c’était l’aurore !
Nous nous ressemblions au point qu’on nous prenait
Pour frères ; nous chantions dès l’heure où l’aube naît,
Et le soir, devant Dieu, notre père et notre hôte,
Sous le ciel étoilé nous dormions côte à côte !
Oui, nous partagions tout. Puis enfin arriva
L’heure triste où chacun de son côté s’en va.
Je te retrouve, après quatre ans, toujours le même,
Joyeux comme un enfant, libre comme un bohème,
Toujours ce Zafari, riche en sa pauvreté,
Qui n’a rien eu jamais et n’a rien souhaité !
Mais moi, quel changement ! Frère, que te dirai-je ?
Orphelin, par pitié nourri dans un collège
De science et d’orgueil, de moi, triste faveur !
Au lieu d’un ouvrier on a fait un rêveur.
Tu sais, tu m’as connu. Je jetais mes pensées
Et mes vœux vers le ciel en strophes insensées.
J’opposais cent raisons à ton rire moqueur.
J’avais je ne sais quelle ambition au cœur.
À quoi bon travailler ? Vers un but invisible
Je marchais, je croyais tout réel, tout possible,
J’espérais tout du sort ! — Et puis je suis de ceux
Qui passent tout un jour, pensifs et paresseux,
Devant quelque palais regorgeant de richesses,
À regarder entrer et sortir des duchesses. —
Si bien qu’un jour, mourant de faim sur le pavé,
J’ai ramassé du pain, frère, où j’en ai trouvé :