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Toute une époque se reflète dans ces pages qui ne sont que des notes sans prétention, de simples notes prises à l’audience.

… Le récit de Victor Hugo traduit avec une concision tragique l’espèce d’angoisse qui étreignait les pairs chargés de juger un des leurs.

… Il nous donne la sensation qu’il y a quelque chose d’ébranlé, quelque chose de pourri dans la monarchie de Juillet, et que la chute n’est pas loin.

Cette chute, le grand écrivain la raconte dans le second volume de Choses vues, ou plutôt, il la peint, il la grave avec cette même énergique sobriété qui donne aux hommes et aux choses un relief, une intensité de vie extraordinaires.

Lisez les pages consacrées aux journées de Février. Vous entendrez gronder l’émeute, vous verrez le peuple se ruer aux barricades, vous respirerez l’odeur de la poudre. Au milieu de ce grouillement de foules, de ces clameurs, de la fumée, du crépitement des balles, l’écrivain n’en trouve pas moins moyen de croquer quelques personnages. Et son œil les a si bien vus, il a si bien emmagasiné dans sa rétine leurs moindres gestes, le cliché ainsi obtenu est d’un réalisme si saisissant que ces hommes vous apparaissent comme si on avait photographié à votre intention, non seulement leurs visages et leurs corps, mais aussi leurs âmes et leurs pensées.

… Victor Hugo, je le répète, ne fut ni un grand analyste, ni un grand psychologue. Il ne fut même pas un « voyant » dans le sens prophétique que prend ce mot lorsqu’il s’agit de Balzac. Je n’ose dire non plus qu’il fut un « voyeur », car ce mot s’est fait une vilaine réputation. Il fut un « regardeur » prodigieux. Nul ne fut mieux organisé pour la perception de l’univers visible, plus énergiquement impressionné par tout ce qui est un spectacle, un geste ou une image.

Là où d’autres pensent, il décrit ; mais sa description est tellement prise sur le vif, tellement saignante de vérité si l’on peut dire, qu’elle éveille irrésistiblement la pensée.


Revue franco-allemande.
Albert Lantoine.

Il y a dans ce livre quelques Choses vues qui sont gaies et beaucoup qui sont tragiques, des événements et des incidents, des paroles de roi et des gestes de filles.

… Ceci est du reportage fait par un homme qui savait penser et qui pouvait tout voir, étant d’une noblesse littéraire devant laquelle les portes les plus aristocratiques s’ouvraient à deux battants.

Hugo n’est point remarquable par l’abondance des détails, mais par la façon dont il les fait valoir, usant du procédé antithétique dont il a fait un tel usage dans toute son œuvre. Chargé d’aller à la chasse aux renseignements, il ne fût jamais rentré dans un bureau de rédaction le portefeuille vide, dénué de copies. Un chien écrasé lui eût inspiré des tirades sur les crimes possibles de la civilisation ou sur le symbole touchant des bêtes que les pierres tumulaires représentent couchées aux pieds des châtelaines. Rue de Chartres, il regarde à travers les interstices d’une barrière l’ancien emplacement du Théâtre du Vaudeville où ne sont plus que des vestiges noirâtres de l’incendie qui les dévasta, et que voit-il ? Une pâquerette qui dans ce lieu horrible sourit à un moucheron. Cette fleur et cet insecte lui sont un motif pour trois pages d’exquises divagations.

… Il n’a pas suffi à Victor Hugo d’entasser durant sa vie les chefs-d’œuvre sur les chefs-d’œuvre, il a voulu qu’au delà de la tombe sa parole s’entendît encore : et comme d’un grenier abondant voilà que des mains pieuses retirent intarissablement depuis deux lustres les écrits à nous destinés. Constamment préoccupé de l’avenir, plus soucieux de l’éducation de ceux qui devaient voir mûrir l’aube que de grandir encore sa renommée (le nombre de ses ouvrages posthumes est une preuve de ce désintéressement), il affirme toujours son autorité au milieu des nombreuses préoccupations qui nous divisent. On le croyait oublié. Les tempêtes politiques, les procès religieux, les célébrités plus bruyantes que brillantes accaparaient notre attention, faisaient que nos oreilles étaient plus rarement frappées par son nom à la sonorité glorieuse. Mais son nom est ainsi que ces lampes qui semblent bleuir et s’éteindre sous les rafales et qui, l’accalmie venue, apparaissent de nouveau dans leur blanche clarté. Il fut et demeure le génie surhumain qu’à travers les âges personne n’égala, et dont les nations antiques eussent divinisé la mémoire.