Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Correspondance, tome I.djvu/63

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elle léger, inconséquent, inégal, tantôt affectueux, tantôt froid, il faudrait feindre d’autres inclinations, partir, revenir, alarmer sa vanité pour exciter sa jalousie, jouer un rôle, enfin. Je ne suis point comédien et tu es loin d’être une femme ordinaire.

Quel prix peut-on d’ailleurs attacher aux passagères affections d’un pareil être ? Cela vaut-il la peine de mettre un masque et de se dégrader jusqu’à introduire de petits et vils calculs dans le plus noble et le plus haut des sentiments ? Ce ne sera jamais ainsi que j’agirai avec toi, Adèle ; je t’aime avec fierté parce que je t’aime avec candeur ; je crois qu’un détour nous abaisserait tous deux et que ton cœur est assez grand pour comprendre un grand amour. Réponds avec cette confiance et cette franchise à la question que je viens de te faire. Tout dépend de là.

Je relis toute cette lettre et je tremble de la réponse. N’importe ! l’avenir se décide par un mot comme une avalanche par un caillou, comme un incendie par une étincelle. Qu’est-ce que notre vie et à quoi tient le fil qui nous suspend entre le ciel et l’abîme ? Je suis bien profondément agité, Adèle, et cependant, si tu voyais en ce moment mon visage, il est calme et glacé comme la face d’un mort. — Je reprendrai ce papier plus tard.


D’où vient que pendant ces deux longues pages, j’ai oublié ou négligé ce qui devrait faire le sujet de cette lettre, la demande que tu me fais, la confidence que tu provoques[1] ? C’est que j’étais tourmenté de l’idée que tu ne m’aimais plus, et pouvais-je songer à autre chose ? Que sont toutes mes afflictions près de cette douleur ?

Mes idées courent et se heurtent dans mon cerveau. Je voudrais les fixer en me rappelant les réflexions que j’ai faites sur ta demande, je vais essayer.


Vendredi (2 novembre).

Écoute, mon Adèle, pardonne-moi ce qu’il peut y avoir d’amer dans ces deux pages ; la moindre chose m’aigrit, chère amie, c’est que je suis continuellement assailli d’idées sombres. Toutes mes journées se déroulent douloureusement sur moi, hormis quelques heures délicieuses, celles où je te vois. Pardonne-moi, pardonne-moi. Il me serait bien doux, ma

  1. « Tu dis, mon ami, que tu as des choses à me dire qui te font de la peine, fais-moi, je t’en prie, partager tes chagrins… Tu me dis, Victor, que tu aimerais mieux m’en entretenir de vive voix, cela sera difficile. Au reste que crains-tu en m’écrivant ? Tes lettres ne peuvent tomber en d’autres mains que les miennes. » (Reçue le 30 octobre 1821.)