Page:Hugo Rhin Hetzel tome 2.djvu/15

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Je n’étais pas sans éprouver quelque émotion. On se tire parfois d’affaire avec un chien en l’appelant Fox, Soliman ou Azor ; mais que dire à un ours ? D’où venait cet ours ? Que signifiait cet ours dans la forêt de Bondy, sur le grand chemin de Paris à Claye ? À quoi rimait ce vagabond d’un nouveau genre ? — C’était fort étrange, fort ridicule, fort déraisonnable et après tout fort peu gai. J’étais, je vous l’avoue, très perplexe. Je ne bougeais pas cependant ; je dois dire que l’ours, de son côté, ne bougeait pas non plus ; il me paraissait même, jusqu’à un certain point, bienveillant. Il me regardait aussi tendrement que peut regarder un ours borgne. À tout prendre, il ouvrait bien la gueule, mais il l’ouvrait comme on ouvre une bouche. Ce n’était pas un rictus, c’était un bâillement ; ce n’était pas féroce, c’était presque littéraire. Cet ours avait je ne sais quoi d’honnête, de béat, de résigné et d’endormi ; et j’ai retrouvé depuis cette expression de physionomie à de vieux habitués de théâtre qui écoutaient des tragédies. En somme, sa contenance était si bonne que je résolus, aussi moi, de faire bonne contenance. J’acceptai l’ours pour spectateur, et je continuai ce que j’avais commencé. Je me mis donc à crayonner sur mon livre la cinquième ligne de la note ci-dessus, laquelle cinquième ligne, comme je vous le disais tout à l’heure, est sur mon manuscrit très-écartée de la quatrième ; ce qui tient à ce que, en commençant à l’écrire, j’avais les yeux fixés sur l’œil de l’ours.

Pendant que j’écrivais, une grosse mouche vint se poser sur l’oreille ensanglantée de mon spectateur. Il leva lentement sa patte droite et la passa par-dessus son oreille avec le mouvement d’un chat. La mouche s’envola. Il la chercha du regard ; puis, quand elle eut disparu, il saisit ses deux pattes de derrière avec ses deux pattes de devant, et, comme satisfait de cette attitude classique, il se remit à me contempler. Je déclare que je suivais ces mouvements variés avec intérêt.

Je commençais à me faire à ce tête-à-tête, et j’écrivais la sixième ligne de la note, lorsque survint un incident : un bruit de pas précipités se fit entendre dans la grande route, et tout à coup je vis déboucher du tournant un autre ours, un grand ours noir ; le premier était fauve. Cet