Page:Hugo Rhin Hetzel tome 2.djvu/16

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ours noir arriva au grand trot et, apercevant l’ours fauve, vint se rouler gracieusement à terre auprès de lui. L’ours fauve ne daignait pas regarder l’ours noir, et l’ours noir ne daignait pas faire attention à moi.

Je confesse qu’à cette nouvelle apparition, qui élevait mes perplexités à la seconde puissance, ma main trembla. J’étais en train d’écrire cette ligne : « … peuvent entendre passer les sérénades. » Sur mon manuscrit je vois aujourd’hui un assez grand intervalle entre ces mots : « entendre passer » et ces mots : « les sérénades. » Cet intervalle signifie ― Un deuxième ours !

Deux ours ! pour le coup c’était trop fort. Quel sens cela avait-il ? À qui en voulait le hasard ? Si j’en jugeais par le côté d’où l’ours noir avait débouché, tous deux venaient de Paris, pays où il y a pourtant peu de bêtes, — sauvages surtout.

J’étais resté comme pétrifié. L’ours fauve avait fini par prendre part aux jeux de l’autre, et, à force de se rouler dans la poussière, tous deux étaient devenus gris. Cependant j’avais réussi à me lever, et je me demandais si j’irais ramasser ma canne qui avait roulé à mes pieds dans le fossé, lorsqu’un troisième ours survint, un ours rougeâtre, petit, difforme, plus déchiqueté et plus saignant encore que le premier ; puis un quatrième, puis un cinquième et un sixième, ces deux-là trottant de compagnie. Ces quatre derniers ours traversèrent la route comme des comparses traversent le fond d’un théâtre, sans rien voir et sans rien regarder, presque en courant et comme s’ils étaient poursuivis. Cela devenait trop inexplicable pour que je ne touchasse pas à l’explication. J’entendis des aboiements et des cris ; dix ou douze boule-dogues, sept ou huit hommes armés de bâtons ferrés et des muselières à la main, firent irruption sur la route, talonnant les ours qui s’enfuyaient. Un de ces hommes s’arrêta, et, pendant que les autres ramenaient les bêtes muselées, il me donna le mot de cette bizarre énigme. Le maître du cirque de la barrière du Combat profitait des vacances de Pâques pour envoyer ses ours et ses dogues donner quelques représentations à Meaux. Toute cette ménagerie voyageait à pied. À la dernière halte on l’avait démuselée pour la faire manger ; et,