veulent et doivent être contemplées, et cette idée règle et remplit toutes mes rêveries depuis vingt ans ; vous le savez, vous, Louis, qui m’aimez et que j’aime. Je pense aussi que l’étude de la nature ne nuit en aucune façon à la pratique de la vie, et que l’esprit qui sait être libre et ailé parmi les oiseaux, parfumé parmi les fleurs, mobile et vibrant parmi les flots et les arbres, haut, serein et paisible parmi les montagnes, sait aussi, quand vient l’heure, et mieux peut-être que personne, être intelligent et éloquent parmi les hommes. Je ne suis rien, je le sais, mais je compose mon rien avec un petit morceau de tout.
Je vais ainsi toute la journée, sans trop savoir où je suis, l’œil le plus souvent fixé à terre, la tête courbée vers le sentier, les bras derrière le dos, laissant tomber les heures et ramassant les pensées quand j’en trouve. Je m’assieds dans ces excellents fauteuils revêtus de mousse, c’est-à-dire de velours vert, que l’antique Palès creuse au pied de tous les vieux chênes pour le voyageur fatigué ; je mets en liberté, pour ma bienvenue, comme un souverain débonnaire, toutes les mouches et tous les papillons que je trouve pris dans les filets autour de moi ; petite amnistie obscure, qui, comme toutes les amnisties, ne fâche que les araignées. Et puis, je regarde couler au-dessous de mon trône, dans le ravin, quelque admirable ruisseau semé de roches pointues où se fronce à mille plis la tunique d’argent de la naïade ; ou bien, si le mont n’a pas de torrent, si le vent, les feuilles et l’herbe se taisent, si le lieu est bien calme, bien désert, bien éloigné de toute ville, de toute maison, de toute cabane même, je fais faire silence en moi-même à tout ce qui murmure sans cesse en nous, j’ouvre l’oreille aux chansons de quelque jeune montagnard perdu dans les branches avec son troupeau de chèvres, là-bas, bien loin, au-dessus ou au-dessous de moi. Rien n’est mélancolique et doux comme la tyrolienne sauvage chantée dans l’ombre, par un pauvre petit chevrier invisible, pour la solitude qui l’écoute. Quelquefois, dans toute une grande montagne, il n’y a que la voix d’un enfant.
Les montagnards de ces forêts voisines de la Forêt-Noire ont une espèce de chant clair-obscur qui est charmant.