Page:Huguenin (Madeleine) - Anne Mérival, La Revue Moderne Oct-Nov-Déc 1927.djvu/11

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

quoi ne le seriez-vous pas ? N’avez vous pas tout pour être gaie, la jeunesse, la bonté et le talent et vous n’avez pas peur du froid vous !

— Le froid et moi, nous sommes de vieux amis, voyez-vous, Monsieur, nous avons passé notre enfance ensemble là-bas bien loin, dans un petit trou de village, où vous n’irez probablement jamais parce que ce n’est ni joli, ni amusant, ni fréquenté, mais que j’aime moi, voyez-vous parce que j’y suis née, et que longtemps, j’ai cru pouvoir y vivre toujours, heureuse et gâtée comme je le fus pendant les premières années de ma vie.

— Votre père n’était-il pas médecin ? demanda-t-il…

— Oui, eut-elle le temps de répondre, — et elle s’empressa vers le tramway, sans même remarquer s’il la suivait.

Elle trouva un petit coin qu’un monsieur complaisant voulut bien lui céder au prix d’un sourire. Alors, elle s’aperçut qu’elle était suivie.

— Je crois avoir déjà rencontré votre père à un banquet offert à Sir Wilfrid Laurier, après le grand triomphe de 1896 ?

— C’est bien possible, fit-elle, ne sachant vraiment pas ce que son père avait bien pu faire en 1896. Mais lui reprit :

— Ce soir-là, votre père avait prononcé l’un des plus beaux discours, des plus solides et des plus éloquents que j’aie entendus et je me rappelle encore que Sir Wilfrid l’en avait chaudement félicité.

Cette fois, elle leva franchement vers lui des yeux illuminés de la meilleure émotion, et elle sentit que s’il lui parlait encore ainsi de son père elle allait tout simplement pleurer comme une toute petite fille… Mais le regard qui répondait au sien était si comprenant et si profond qu’elle y retrouva toute la flamme sympathique qui, la veille l’avait vaguement troublée, et elle s’en émut comme d’une menace.

Il terminait tout doucement :

— Je ne m’étonne maintenant plus que vous possédiez l’éloquence que vous avez manifestée hier soir… D’ailleurs vous lui ressemblez beaucoup, à votre père, et plus je vous regarde, plus je le retrouve… Mêmes yeux, même sourire, même façon de porter la tête… Savez-vous qu’hier, vous m’avez obsédé ?… Tout le temps que vous parliez, je vous regardais obstinément, cherchant qui vous me rappeliez… Vous savez l’obsession… Et si je ne vous avais pas rencontrée ce matin, si à un certain mouvement de vos lèvres, je n’avais pas retrouvé le sourire de votre père, je le chercherais encore… Vous me pardonnez de vous avoir ainsi abordée et questionnée…

Anne avait levé la tête et ses beaux yeux limpides, souriaient… Et lui comprit qu’il avait aboli toute angoisse dans cette âme jeune et droite, un moment inquiétée… Et pour rien au monde, il n’aurait voulu, il le sentait trop bien en ce moment, se voir refuser la lumière de ce regard qui souriait si discrètement. Était-il sincère ou s’il voulait la rassurer ? Anne ne s’en inquiéta guère, trop heureuse de ce qu’il avait dit de ce père, mort trop jeune, et qui aurait pu briller au premier rang, sans doute, si la vie ne l’avait condamné au rôle mercenaire de médecin de village. Elle le revoyait ce père à qui elle ressemblait étonnamment, rentrant au petit matin, trempé, épuisé, abruti, ou quittant le soir, le livre qu’il avait tant de joie à parcourir… Il avait été l’esclave de son métier, et son métier l’avait tué… Pourtant, elle qui avait de la personnalité et de l’ardeur, avait promis de retourner là où son père était mort, et de reprendre la vie qu’elle lui avait connue, en regardant s’acharner à ce labeur ingrat, ce Jean qu’elle aimait et qui serait tué, lui aussi, sans avoir connu la joie des ambitions comblées, et des espoirs réalisés…

Elle était arrivée, et déjà son compagnon de route l’avait quittée sans qu’elle eût presque