Page:Huguenin (Madeleine) - Anne Mérival, La Revue Moderne Oct-Nov-Déc 1927.djvu/10

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Anne sourit aux petits feuillets tracés la veille, et qui attendaient sur la table à écrire. Elle s’en empara avec une joie jeune, et y mit un seul baiser, mais combien fervent… Le devinera-t-il ? questionna-t-elle tout haut. Mais en son regard monta une angoisse… Que deviendrait-il pourtant son beau bonheur ? Elle le sentait menacé, et ne songeait même plus à le défendre… Ne serait-ce pas contre elle-même, contre la volonté qu’elle sentait grandir en elle qu’elle devrait un jour, le garer. Elle eut peur de la pensée qui montait affolante, et vivement, à la course, elle termina sa toilette, ramassa toutes ses petites choses, se coiffa d’un toquet de velours d’où s’échappaient les cheveux fous qui frisaient aux tempes et encerclaient les oreilles petites et roses. Elle se regarda toute blanche et toute blonde et se sourit, contente de n’être ni laide, ni vieille et d’avoir quand même du talent et de la sagesse.

Elle descendit deux longs escaliers, et aboutit à l’étage sous terre, où l’on mangeait. Elle trouva tout le monde à table, et son arrivée fit sensation. Les jeunes gens la félicitaient. Ils avaient tous tenus à aller l’entendre, et ils étaient revenus sous le charme de son talent… Les vieilles filles elles-mêmes se dégelaient. Elles n’avaient pas le courage de se montrer agressives et mordantes, et elles souriaient d’autant plus volontiers aux éloges des jeunes que ce succès marquait un triomphe pour leur sexe. Et toutes, féministes convaincues professaient à l’égard des hommes des principes presque sauvages. L’une d’elles, qui sténographiait du matin au soir, des textes nuageux chez un notaire de la rue Saint-Jacques, proféra : « Enfin, Mademoiselle Mérival, si peu féministe que vous vous prétendiez, vous avez tout de même prouvé hier soir, que les femmes avaient autant de talent que les hommes… — Et combien plus de grâce », — affirma la bouche pleine, un étudiant de Laval, enthousiaste et sincère que la joliesse blonde d’Anne enchantait, et qui était disposé à lui accorder tous les mérites au mépris de la supériorité masculine. Tout le monde rit et Anne parce qu’elle était jeune et que tout hommage la troublait un peu, rougit délicieusement, ce qui fit penser à la vieille fille de la rue Saint-Jacques, que cette petite ne durerait pas… Son talent s’userait vite, parce qu’il n’était en somme que superficiel, que les compliments la troublaient étrangement.

Elle était pressée de partir. Très vite, elle remercia d’un sourire tous ces convives sympathiques, et s’empressa vers le devoir qui l’appelait. Quelques pas la séparaient du tramway, et sous la bise froide qui mordait ses joues et lui faisait fermer les yeux de douleur, elle courut presque. Sous ses pas, la neige criait et dans les poteaux de télégraphe, une musique vibrait étrangement. C’était la chanson de l’hiver canadien qui montait dans ce matin clair, et Anne qui en connaissait bien l’enchantement souriait du fond de la pelisse de fourrure qui la gardait jalousement. Autour d’elle tout le monde s’agitait. Les hommes renfonçaient leur casque d’un coup de poing, et vite rentraient leurs mains, dans les poches… Au coin de la rue, le tramway ne venait pas, et la foule qui avait peur de marcher dans ce froid intense se dandinait, pour garder la chaleur aux pieds. Bientôt, Anne fit comme ses voisins, et elle s’oublia à fredonner un air connu sans remarquer qu’on la regardait. Soudain une voix murmura tout près de son collet de fourrure qu’elle avait soigneusement relevé :

— Vous êtes bien gaie ce matin ?

Elle se retourna brusquement, et vit Paul Rambert qui lui souriait. Elle eut envie de lui tourner les talons, par un sentiment qu’elle s’expliqua mal, mais sa gentillesse naturelle l’en empêcha et ce fut très doucement qu’elle répondit :

— Mais, oui. Monsieur, et pourquoi ne le serais-je pas : ne fait-il pas assez beau pour cela ?

— En effet, fit-il sans plus la regarder, pour-