Page:Huguenin (Madeleine) - Anne Mérival, La Revue Moderne Oct-Nov-Déc 1927.djvu/14

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féminins et plus tendres. La famille, vous le savez bien, Claire, combien il faut la défendre contre toute atteinte et la garder jalousement, si nous voulons ici sauvegarder la race canadienne-française. Le jour où les femmes auront conquis leur indépendance, et trouvé la route qui mène à toutes les carrières, ne professeront-elles pas le dégoût des rôles effacés qu’elles ont si admirablement remplis jusqu’ici ?… Je devine votre objection… Mais les femmes qui ne se marient pas ?… Combien plus seraient tentées de fuir les responsabilités de la tâche si elles pouvaient se créer une vie libre, indépendante et prospère… Regardez parmi les jeunes filles qui travaillent combien se montrent difficiles, exigeantes, dans le choix d’un mari… Elles ne s’abandonnent pas facilement à l’idée d’être aimées et d’être heureuses… Elles ont peur de renoncer à l’existence qu’elles ont su se créer et redoutent les lourds devoirs du demain. L’indépendance matérielle est peut-être le bien le plus apprécié de nos femmes, et se suffire à elles-mêmes devient une ambition fort digne, certes, mais qui n’en conduit pas moins à un danger sérieux… je trouve très noble et très belle cette conception de la vie, mais à l’expresse condition qu’elle n’éloigne pas des devoirs mille fois plus sérieux et mille fois plus sacrés.

— Je suis une arriérée, ma bonne Claire, mais vous pouvez croire que rien au monde ne me serait plus doux que de voir votre rêve s’accomplir… Seulement il ne faut pas me demander d’écrire là-dessus.

— Enfin, fit Claire avec son beau sourire, puisque vous ne voulez pas, puisque vous êtes une affreuse petite fanatique, pas assez débarrassée de vos préjugés de village, je n’insiste pas. Mais vous y viendrez, vous y viendrez fatalement, et lorsque vous vous serez, à votre heure, hélas, ensanglantée aux ronces du chemin… Mais je vous soupçonne bien ma petite de porter en votre cœur quelque grand talisman contre les idées que je tente de vous insuffler, et il doit exister de par le monde un homme heureux qui serait fort scandalisé de m’entendre ainsi parler à son idole…

Claire riait de ce bon rire qui sonnait franc comme son cœur même. Anne sérieuse voulut tout lui dire. Il lui semblait qu’il serait bon de se confier à l’amitié loyale de cette amie plus vieille que le chagrin avait déjà mûrie profondément.

— Vous ne vous trompez pas Claire. Il existe en effet ce personnage dont vous auriez bien envie de vous moquer si vous l’entendiez ridiculiser la femme moderne. Et moi-même qui vous semble, à vous, si en arrière de mon temps, je lui parais à lui, un être de fantaisie, un peu absurde, mais à sa place, et qu’il voudrait bien arracher au public. Il déteste ma carrière, et rien de mon succès ne le touche. Tout est critique et fâcherie entre nous quand j’ose effleurer ce sujet… Lorsqu’il fut décidé que je devrais gagner ma vie, il eut un grand désespoir de ma décision, et tenta de me dissuader par tous les arguments possibles. Je tins bon parce que, quoique vous semblez croire, Claire, je suis capable de décision, et de décision énergique.

— Il aurait préféré n’importe quoi au rôle que j’ambitionnais, et je sais que chaque ligne que j’écris lui est une torture… Tout cela est déraisonnable et ridicule, je le sais bien, et j’ai résisté à toutes les tentatives qui voulaient me détourner de la carrière choisie, — et que j’aime, Claire, que j’aime à un point que vous ne pouvez soupçonner, — mais qu’il me faudra pourtant quitter le jour où il exigera que je tienne ma promesse…

Nous nous sommes aimés enfants, et toujours nous avons cru l’un à l’autre. Il était mon rêve, mon idéal, il est devenu mon amour… Alors vous voyez, ma chère Claire, que bientôt, je retournerai vers mon ancienne vie, je reprendrai la tradition des femmes de ma famille. J’irai