Page:Huguenin (Madeleine) - Anne Mérival, La Revue Moderne Oct-Nov-Déc 1927.djvu/15

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vivre dans mon village, où je serai la femme du médecin, c’est-à-dire, un personnage…

Sans qu’elle en eût conscience, l’amertume avait noyé les dernières phrases, et la vieille fille qui la regardait eut pitié de cette jeunesse qui s’attristait, sans le vouloir.

— Mais, ma pauvre petite, vous ne pourrez jamais. Jamais vous m’entendez, vous ne sauriez renoncer à la vie brillante que vous avez vécue depuis deux ans, dans un perpétuel éblouissement. Avant de venir ici, vous vous ignoriez vous-même, n’est-ce pas, et osez me dire que vos idées, vos goûts, vos sentiments même n’ont pas varié avec les événements ? Dites-moi plutôt que vous n’aviez jamais vécu auparavant. Je sais ce que c’est, chez vous, un petit coin de pays où la vie extérieure est ignorée… et vous songeriez à rentrer là-bas ? Je vous en défie. Même au bras de l’homme que vous aimez le plus au monde. Et tout à l’heure, Anne vous avez eu un mot involontaire, mais qui peint bien votre état d’âme « lorsq’il exigera », — avez-vous dit, — « que je tienne ma promesse ». Il faudra qu’il exige, n’est-ce pas ? Mais ma pauvre petite si loyale et si sincère que vous soyiez, vous ne pourrez jamais, vous m’entendez bien, jamais tourner le dos à la lumière que vous avez aimée pour retourner dans l’ombre d’où vous êtes victorieusement sortie. Mais quel homme est-ce donc que celui-là qui veut vous contraindre à abdiquer votre personnalité rayonnante pour vous faire son esclave soumise ?

— C’est l’homme qui m’aime ! répondit Anne simplement, tandis que le cœur lui éclatait d’angoisse.


III


Québec, 1er février, 1914.


« Je vous écris, ma chère Anne, de l’Université, même, où j’ai pu trouver un petit coin pour échapper aux taquineries de mes confrères qui m’appellent « l’amoureux de la dame mystérieuse ». La tristesse que je ne parvenais pas à dissimuler tous ces temps derniers faisait croire à une déception, et l’a-t-on assez raillé le pauvre diable qui avait une peine de cœur… Et quelle peine pouvait plus être cruelle que la mienne… La femme que j’aime, que je voudrais cacher à tous les regards, volontairement, dans un besoin de popularité avait méconnu mes scrupules les plus sacrés, et sans souci de me faire un mal horrible s’était révélée à un public qui l’avait de tous ses yeux possédée, pendant toute une soirée… Ô ces gens qui vous ont aimée tandis que vous parliez de cette voix douce que je connais si bien, ces gens qui ont reçu le don de votre intelligence, le meilleur de votre âme, combien je les haïs en ce moment, combien… Ô Anne, Anne, qu’avez-vous fait là… Que la vie vous a donc changée depuis ces derniers mois, et retrouverai-je jamais, l’âme timide et tendre que j’ai tant aimée…

« Vous me trouverez vieux-jeu, ma pauvre petite, et je gage que vous rougiriez de mes pauvres billets s’il vous fallait les montrer à vos brillantes amies, à cette Claire Benjamin surtout dont j’appréhende l’influence. Comment pouvez-vous, vous si féminine et si fine, vous plaire dans la compagnie d’une femme qui ne rêve que de se distinguer à la tribune, et d’ergoter avec des termes de loi. Ne sauriez-vous trouver d’autres amies que cette émancipée qui doit être une fameuse chipie ? Mais quelles amies trouverez-vous, dans le milieu que vous avez volontairement choisi ? Toutes doivent ressembler à celle-là, toutes doivent travailler à déformer votre sens, pourtant bien juste autrefois, de la vie, de la vie que je vous offrirai bientôt petite fille si chère, et qui