Page:Huguenin (Madeleine) - Anne Mérival, La Revue Moderne Oct-Nov-Déc 1927.djvu/17

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mais à cette détente absolue qui est le grand calme… Nos âmes à nous, Anne, ressemblent à ces deux villes ; la vôtre, avide de bruit et de lumière ; la mienne aspirant à la tranquillité et à l’effacement… Croyez-vous que nous puissions de ces deux contrastes, faire encore du bonheur ? Du vrai bonheur, celui que nous avons rêvé depuis l’enfance, et que le sort brutal vint déjà renverser… Si le malheur qui vous a frappée, petite Anne, était survenu deux ans plus tard, rien de cela ne serait arrivé. Vous n’auriez pas songé à devenir une femme célèbre ; vous vous seriez simplement contentée d’être ma femme à moi, la plus aimée de l’univers… Tandis que maintenant, saurez-vous être heureuse dans l’existence modeste et étroite, où je vous prierai d’entrer avec moi ? Je tremblerai, Anne, oui, je tremblerai lorsque l’heure sera venue de vous le demander… Mais vous allez croire encore que je vous persécute, il n’en est rien petite fille, je me plains tout au plus parce que j’ai le cœur trop lourd et je ne suis ce soir, qu’un pauvre qui mendie… Tout à l’heure avant de vous écrire, j’ai longuement marché. J’ai trouvé l’église qui semblait m’appeler. J’y suis entré, dans un besoin de confier ma peine. Je me suis rappelé votre dévotion à la Vierge, et votre façon de lui parler. Je lui ai dit toute mon angoisse, Anne, toute ma peur de vous perdre, et j’ai prié pour qu’elle vous garde à jamais dans les plis de son manteau bleu, la douce Reine que tant vous aimez. La Basilique était déserte ou à peu près. Il ne s’y trouvait que des vieilles femmes qui priaient à voix presque haute. Leurs chuchotements m’agaçaient… et le traînement de leurs pieds tout le long des allées me faisait mal… Je n’aurais voulu entendre aucun bruit entre Dieu et moi… Ces églises des villes ont beau briller d’or, être des monuments admirables, elles ne vaudront jamais pour moi, les modestes sanctuaires de nos campagnes, celui de chez-nous, petite fille, où nous avons dit si souvent le chapelet à voix haute… Puis la petite chapelle sous bois, dans le cap, où tout enfants, nous montions touts les soirs d’été, vous la rappelez-vous, Anne ? Vous y chantiez quelquefois de doux refrains à Marie, et votre voix s’élevait si pure et si sereine, dans la beauté de ce paysage grandiose où le parfum des sapins nous grisait. Et puis nous redescendions doucement, votre bras sous le mien, par le sentier glissant, jonché de pommes de pins que nous écrasions sous nos pas heureux. Nous allions ensuite tout le long de la rive, où chante notre rivièrette, guère plus large qu’un ruisseau, et au fond de laquelle rient de petites roches brunes et coquettes. Ô quel bon temps c’était, et qui ne reviendra peut-être plus… Et l’hiver, Annette, l’hiver où tout était blanc, partout, sous nos pieds et sur nos têtes. De notre vallée, nous ne voyions plus qu’un coin du ciel, les montagnes semblaient rejoindre leurs têtes neigeuses, pour nous cacher à tous les yeux. Nous devenions des isolés, des perdus, des solitaires. Il semblait que rien ne pouvait atteindre à notre thébaïde. Alors dans les courses folles en traîneaux, nous descendions nos casques jusqu’aux menton, nous tortillons de chauds nuages autour de nos cous, et nous dévalions comme des fous, du haut des cimes, jusque dans les ravins en bas tout en bas. Et nous nous lancions ainsi dans l’infini, serrés l’un contre l’autre, vous, les yeux clos, pour ne pas voir où nous allions, moi, attentif à diriger le traîneau, pour que vous n’ayez jamais mal, ô ma chérie… Puis nos ascensions à la raquette jusque dans les bois hauts, là où il y a des loups, paraît-il. Mais je n’ai jamais eu peur de ces loups-là, ma petite… tandis que maintenant, j’ai peur que le loup vienne