Page:Huguenin (Madeleine) - Anne Mérival, La Revue Moderne Oct-Nov-Déc 1927.djvu/18

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

et emporte ma mie, si loin, que jamais plus ne la retrouvera le pauvre berger.

« Déjà des yeux l’ont cherchée la jolie fille toute blonde, et l’ont même inquiétée… Anne, vous allez me traiter encore de vilain, et de jaloux, mais c’est plus fort que moi, je ne voudrais plus que personne ne vous regarde ainsi… Je souffre de vous savoir là-bas toute seule, exposée à toutes les méprises qui atteignent si souvent la femme vaillante et probe… Et si pour répondre à votre raillerie qui était de la mauvaise humeur, je ne voudrais pas vous voir dans l’unique magasin de notre village, mesurant de l’indienne, ou choisissant le tabac de nos vieux fumeurs, je voudrais bien vous savoir auprès de Maman qui vous a tant priée de m’attendre auprès d’elle… Elle n’a pas de fille ; elle aurait été si heureuse d’être votre mère… Vous aviez soif d’indépendance, petite Anne, et vous n’avez pas voulu. Enfin, vous avez désiré faire votre vie, vous avez réclamé votre droit à la liberté, et nous ne pouvions rien pour arrêter votre élan… Vous semblez heureuse, n’est-ce pas l’essentiel toujours, et ce que je désire le plus au monde, en dépit de toutes mes plaintes, de mes grogneries, de mes jalousies, de tout. Souriez Anne, et je serai heureux, moi-même ! Mais voilà le cri égoïste qui jaillit malgré moi ; ne me faites pas trop souffrir ! Je vous aime tant. »

JEAN.


IV


Montréal, le 20 février 1914.


« Mon âme timide et tendre, dites-vous… Jean, ai-je jamais eu cette âme-là… le croyez-vous sincèrement.. N’étais-je pas plutôt l’eau dormante, sous laquelle s’agite un rêve tourmenté ?… Je ne sais plus bien moi-même, ce que j’étais, alors que petite fille, et petit garçon, nous allions la main dans la main, dans nos sentiers fleurant le sapinage, alors que vous cherchiez toujours à m’entraîner du côté de la petite rivière, tandis que moi, je tirais fortement pour aller jusqu’au bout de la route où s’apercevait la baie merveilleuse qui nous ouvre le Saint-Laurent… J’étouffais au fond de notre petite vallée, et j’avais cette crainte insensée des grosses montagnes qui descendaient et m’écrasaient tout au fond du val, d’où jamais plus je ne pourrais sortir… Je subissais déjà l’attirance des grands horizons, j’avais déjà, mon pauvre Jean, cette âme qui vole vers les espaces, et réclame de l’air et de la lumière… Et tandis que je me grisais de la brise qui fouettait mes cheveux, et que les yeux affamés d’horizons, je voulais voir si loin, si loin, vous, petit Jeannot rêveur et mystique, vous tourniez le dos au grand fleuve, et vous contempliez la ligne bleue-fachée que tracent les montagnes de chez nous en touchant au ciel… Et lorsque je vous parlais des palais magnifiques qu’une fée pouvait bien me bâtir, vous n’osiez pas rire, parce que toujours vous fûtes respectueux de mes songeries, mais je sentais que mes contes vous endormaient, et que vous n’aimiez ni les châteaux, ni les fées… Voilà, Jean, et je les aime toujours, moi, les fées et les châteaux… N’en doutez pas, l’on ne change pas d’âme.

« Oui, je vous trouve vieux-jeu, et je déteste cette façon mesquine dont vous jugez ma vie, ma carrière, et même mes amies. Cette Claire Benjamin, entre autres que vous abîmez, et qui est bien l’âme la plus droite et la plus sincère qui soit. Elle n’a pas vos idées, certes, et pourquoi souhaiterait-elle être une femme asservie, alors qu’elle se sent des ressources d’intelligence et d’énergie incalculables. La route est ouverte, pourquoi n’y marcherait-elle pas, elle qui a charge d’âme, et qui veut vivre sa vie. Voilà le grand mot lâché, n’est-ce pas ; vivre sa vie…