Page:Huguenin (Madeleine) - Anne Mérival, La Revue Moderne Oct-Nov-Déc 1927.djvu/29

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riette, que je devais nécessairement connaître cette crise-là, et que cela aurait été horrible pour nous deux, si j’avais compris trop tard, combien l’on est peu maître de son cœur… Je me plais à croire, vois-tu, que tout cela va passer, que c’est un tourment passager dont je sortirai victorieuse, et que, libérée de mon angoisse, je pourrai en toute certitude donner à Jean, ma définitive parole. En attendant, je vais chercher à m’étourdir, et c’est peut-être en voyant combien le monde est mensonger et cruel que je me débarrasserai de ce doute qui m’obsède, et je pourrai retourner vers le rêve de mon enfance, heureuse et sûre de mon cœur. Mais ne me regarde pas avec ces yeux de blâme, ils me font mal, et je mérite toujours ton estime, oui, toujours, Henriette. Seulement, vois-tu, j’ai cessé d’être la petite fille soumise à son destin… J’ai peur de n’être pas heureuse — et j’ai un si grand besoin d’aimer…

— D’aimer… Mais n’aimais-tu pas Jean ? Je vous revois tous les deux, si unis, si confiants, ne pouvant vous passer l’un de l’autre. Vous vous cherchiez sans cesse… Mais si tu ne l’aimes plus, celui-là, ma pauvre Anne, c’est que tu en aimes un autre, ou que tu vas l’aimer, cet Henri Daunois…

— Non, Henriette, je n’aimerai pas Henri Daunois autrement qu’en camarade. Et quel camarade exquis il fait ! Tu n’imagines pas à quel point sa présence m’est agréable et bonne. Entre nous il ne peut y avoir d’autre union que celle de nos intelligences, mais combien cet accord devient parfait, unique, rayonnant… Lui ne songerait pas à me disputer mes meilleures joies. Il n’est ni mesquin, ni étroit, ni tracassier… De là à l’aimer, il y a un abîme, vois-tu. Je devine ce que c’est que l’amour maintenant. Un grand sentiment qui nous emporte, nous ravage, nous massacre, peut-être, mais qui est unique et ne ressemble à aucun autre… C’est ainsi que je voudrais aimer Jean, et c’est peut-être ainsi que j’arriverai à l’aimer, quand j’aurai passé ma crise.

Anne souriait pour cacher à Henriette son tourment profond.

Toutes deux, dans cette chambre mal éclairée, où rien ne souriait à leur jeunesse éclatante, semblaient dépaysées. Anne l’éprouva d’une façon énervante, et embrassant d’un geste tout cet intérieur où elle n’avait jeté aucune grâce, elle exprima avec impatience : « Non, mais est-ce assez laid, ici ! »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Maintenant on l’appelait d’en bas :

« Mademoiselle Mérival, il y a un monsieur qui vous demande. »

Elle embrassa au vol Henriette qui lui souriait, incapable de n’être pas heureuse de sa joie, et descendit en courant.

Restée seule, l’amie éteignit la lumière, vint s’accouder à la fenêtre. La nuit était magnifique, éclairée d’étoiles. En bas, elle vit Anne et son compagnon qui s’éloignaient. Elle devina qu’ils causaient gaiement, et la pitié lui vint du pauvre absent qui serait volé. Elle avait toujours eu pour Jean et Anne une tendresse profonde. Elle n’aurait su dire lequel elle aimait le mieux, de lui ou d’elle. Elle les avait toujours aimés ensemble. Cependant ce soir, elle éprouve, en pensant à Jean, un singulier malaise… Trahir Jean, dédaigner son amour… chercher en dehors d’un sentiment si entier et si vrai, le bonheur de sa vie… À quoi Anne songeait-elle vraiment. Elle, Henriette ?… Un pincement au cœur trahit son secret. Elle, l’amie irréprochable et droite, incapable de la plus légère tromperie… Aimerait-elle, sans le vouloir et sans le savoir, justement celui qui ne l’aimerait jamais… Et ce n’est que ce soir qu’elle se devine… La douce Henriette n’y comprend rien. Elle n’imagine pas que la pitié infinie qui monte en son âme éclaircit son mystère. Maintenant, elle ne connaîtra donc plus la paix, elle saura la honte de la tentation. Et le front collé à la vitre froide, elle