Page:Huguenin (Madeleine) - Anne Mérival, La Revue Moderne Oct-Nov-Déc 1927.djvu/30

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pleure lentement, tandis que là-haut sourient les étoiles…

Soudain une ombre qui s’avance dans la rue déserte attire son attention. Henriette l’a tout de suite reconnue. C’est Jean. Elle en voudrait douter, mais elle le voit qui monte le perron. Elle entend le timbre vibrer. L’on cause en bas. Elle devine ce qui se dit : « Mademoiselle Mérival est partie au bal avec un monsieur ». Son cœur se broie sous la douleur de Jean. La pauvre, qui n’a jamais compris qu’elle l’aimait ce Jean, et qui agonise de détresse à la seule pensée de sa douleur. Maintenant la porte s’est refermée. L’homme qui descend vers la rue n’est plus celui de tout à l’heure. Il marche courbé, comme sous un trop lourd faix. Toute l’âme d’Henriette s’élance vers lui. Ah ! pouvoir le consoler ! Éperdue, elle le regarde s’éloigner, sans bouger de sa fenêtre. Seulement son front posé sur la vitre glacée brûle d’une fièvre effroyable. Elle sent sa tête éclater, et reste là, combien de temps, à regarder dans cette rue où rien ne passe, et qui semble être loin du bruit et de la vie de la grande cité. Ce calme du dehors n’empêche pas le tumulte de grandir en son cœur apitoyé. Ô le mal qu’a fait Anne, ce soir, inconsciemment, en se jouant, comme une petite fille cruelle. Certes, elle ne pouvait savoir ! Mais comment ne devine-t-on pas quand on aime que l’aimé vers nous s’en vient. Alors, Henriette comprend toute la vérité, car elle ne trouve pas un mot de pitié pour plaindre Anne, bien qu’elle la chérisse sincèrement. Elle ne songe qu’à celui qui est venu de si loin, et qui maintenant erre dans la nuit froide, perdu dans cette ville inconnue, tandis que sa bien-aimée est au bal — avec un autre ! La grande ombre vient de réapparaître au détour de la rue. Henriette la reconnaît, elle la voit lever la tête vers la fenêtre. Sans doute Anne, lui a-t-elle donné la topographie de sa maison, afin qu’il puisse la rejoindre mieux dans ses rêves. Voyant la fenêtre sombre, Jean passe, et Henriette le regarde maintenant aller et venir, comme s’il avait l’intention d’attendre là. Alors, sa résolution est tout de suite prise. Elle passe sa jaquette de fourrure, pose à la hâte son chapeau, et dévale l’escalier à la course. Dehors, elle frôle au passage le jeune homme qui ne la voit même pas. Alors elle s’arrête, et dit, simplement :

— C’est vous, Jean ?

— Henriette ! crie-t-il avec l’accent du naufragé.

— Vous alliez voir Anne ? fit-elle. Pourquoi ne l’avez-vous pas prévenue de votre visite ? Elle serait sûrement restée à vous attendre. Quelle corvée pour elle, que cette réception, mais l’on avait réclamé l’élégance de sa plume pour mieux raconter les splendeurs de la fête Rambert, et Anne n’a pas cru pouvoir refuser, puisqu’elle n’avait aucune raison sérieuse à alléguer… Si elle avait su… Enfin, vous n’allez pas rester là à l’attendre ? Venez plutôt me reconduire, nous causerons.

Amicalement, elle passa son bras sous celui du jeune homme, et l’entraîna. Du premier jet, elle avait trouvé ce mensonge à lui offrir, pour qu’il souffrît moins. Il lui sourit doucement pour la remercier. Mais il avait besoin de savoir davantage.

— La maîtresse de pension a parlé d’un monsieur qui accompagnait Anne, fit-il, la voix rauque… Vous me comprenez, Henriette, je souffre tant.

— Mais ce n’est pas raisonnable de souffrir pour si peu. Et si vous aviez vu le monsieur, vous ririez bien de votre enfantillage. Un ancêtre, mon pauvre Jean, le Mathusalem du journalisme.

Elle le sentit frémir d’une joie infinie. Ah ! comme elle l’aima en ce moment, et de l’avoir sauvé de la douleur lui causait une allégresse intense. Elle, si loyale, aima son mensonge,