Page:Huguenin (Madeleine) - Anne Mérival, La Revue Moderne Oct-Nov-Déc 1927.djvu/31

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et fut heureuse de l’avoir accompli. Seulement en regardant les yeux tristes de Jean, elle sentait sourdre en son cœur généreux une rancune profonde.

— Je n’avais que cette soirée, expliqua Jean ; je retourne à Québec par le convoi de onze heures et trente-cinq. Demain, j’ai des examens à passer… Seulement, voyez-vous, ma petite amie, les dernières lettres d’Anne étaient si attristantes, si différentes de celles d’autrefois, que j’ai eu besoin de la voir… J’ai conscience d’avoir été dur peut-être pour elle… Vous ne savez pas combien je hais cette carrière qu’elle a choisie, et voyez si je suis vilain, mais ses succès m’affligent — parce que je l’aime trop… Pourtant chacun des articles qu’elle signe, et qui sont jolis, délicats et charmants, comme son âme même, je les lis avec adoration… Vous ne savez pas à quel point je l’aime, Henriette ! Je l’aime depuis toujours, elle rayonne dans tous mes rêves, elle illumine tout mon passé, elle est ma vie en un mot. Et je souffre affreusement de la sentir se détacher de moi, s’en aller vers je ne sais où, et je devine la catastrophe… J’étudie avec moins d’ardeur ; ce chagrin qui monte en moi, cette anxiété de perdre Anne me décourage, me neurasthénise presque… Dites donc, Henriette, sérieusement, croyez-vous que je puisse encore espérer ?

— Mais pourquoi ne croiriez-vous plus en Anne, mon ami ? Vous n’avez aucune raison de douter d’elle. Vos soupçons sont presque une injure…

La voix de la jeune fille tremblait. Jean saisit son agitation et en fut ému :

— Vous parlez pour me consoler, Henriette, parce que vous êtes bonne et de si loin que je vous retrouve, c’est toujours avec ce sourire confiant qui éclaire et réconforte. Vous ne savez pas jusqu’à quel point, ce soir, vous m’aurez fait du bien. Je me faisais une si grande joie de revoir Anne, je ne puis vous dire l’impression que j’ai ressentie… Il me semblait que je ne la retrouverais plus, que c’était fini… C’est un peu d’elle que vous m’apportez, petite Henriette, un peu de sa pensée, de son sourire, de sa vie. Vous vous aimez tant toutes les deux ! Mais je songe combien Anne sera triste en apprenant que je suis venu, et qu’elle n’était pas là pour m’accueillir. Elle m’en voudra peut-être… Elle pourrait croire à de la jalousie, à de la méfiance, et tout cela est si loin de mon esprit et de mon cœur dans le moment. Alors si vous vouliez, nous nous tairions, vous êtes la seule à savoir, et nous laisserions ignorer à Anne que je suis venu et reparti comme un pauvre être.

Ils se dirent adieu, d’un long serrement de mains, puis se séparèrent vivement, émus tous deux, et tous deux craignant de trahir leur émotion. Henriette le regarda s’effacer dans la nuit. Puis, rentrée chez elle, dans une chambrette qui ressemblait à celle d’Anne, elle se jeta sur son lit, et sanglota longuement, irrésistiblement…


VII


Si Anne avait pu jusqu’alors douter de son charme souverain, la foi en elle-même lui fut rendue à cette soirée des Rambert où elle arriva le cœur battant, avec la crainte que sa petite robe rose y fit triste figure. Madame Rambert, de sa voix calme, lui dit de gentils mots d’accueil dont la débutante fut touchée. Elle s’empressa néanmoins de se dérober à une conversation qui la gênait, sans trop savoir pourquoi.

— Elle ne vous est pas sympathique ? questionna Daunois, amusé de l’empressement que mettait Anne à se dérober.

— Elle me fait un drôle d’effet, figurez-vous, elle me donne froid.