Page:Huguenin (Madeleine) - Anne Mérival, La Revue Moderne Oct-Nov-Déc 1927.djvu/49

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— Je vous approuve et je vous admire, Jean, et à côté de vous qui vous révélez si grand, combien je me sens petite. Mais votre mère, qui n’a que vous, et qui n’est plus jeune, votre mère, Jean, aura-t-elle le courage de supporter la seule idée que la mort à tout instant peut vous prendre ?

— Maman est petite-fille et fille de soldats. L’ancêtre est venu avec le Royal-Roussillon ; un aïeul se battit à Carillon, l’autre tomba à Châteauguay, et le père de ma mère mourut à Saint-Eustache pendant la rébellion de 1837, d’une balle au front… Comme vous voyez, Anne ; ils ont tous été des soldats ; je ne ferai donc que reprendre la tradition…

Ils étaient maintenant debout, l’un en face de l’autre, et la lune rendait encore plus tragique la pâleur de leur visage. Ils se regardaient dans les yeux, comme s’ils venaient de se découvrir une âme nouvelle. Anne eut vers son ami d’enfance le geste éternel des confiances, et dans les bras qui s’ouvraient elle se mit à sangloter désespérément. Ce fut lui, alors, qui caressa la tête brune abandonnée sur son épaule, et avec des mots berceurs consola le gros chagrin de sa toute petite fille.

Le lendemain, une dépêche rappela Anne au journal, quatre jours avant la fin de ses vacances, quatre jours qu’elle aurait tant voulu donner à Jean. Il n’eut pas une révolte, pas même un mot pour se plaindre, il acceptait ce sacrifice comme le premier acte de sa nouvelle destinée.

L’entrée en lice de l’Angleterre ne modifia pas la décision de Jean. Il savait que le Canada enverrait des troupes, mais il ne se souciait pas d’être enrégimenté dans une brigade anglaise. Il obtint facilement son passeport, car l’on n’exigeait pas encore d’explications de la part des voyageurs. Il était prêt à partir le 10 août, quand on lui apprit que le bateau de la Transatlantique quitterait son quai de New-York, dès le 9. Déjà des précautions se prenaient pour déjouer les manœuvres ennemies, sur mer, comme sur terre. Anne ne l’attendait que le lendemain, et afin de lui réserver sa journée, elle se multipliait dans les divers comités qui surgissaient de partout, pour organiser la Croix-Rouge et les secours d’assistance à la Belgique où les hordes boches accomplissaient leur œuvre d’affreuse dévastation. Lorsque Jean se présenta à sa maison et au journal, il ne la trouva pas, et ne put lui laisser qu’un mot d’adieu.

« La délivrance, — avait dit Anne Mérival à Henriette Mélines, mais je sens qu’elle viendra » En effet, elle était venue, et si brutale, si décisive, laissant le remords ineffaçable d’avoir été désirée !


XII


Anne fut déchirée de ce départ et pendant quelques jours elle eut peine à agir. Tant que Jean était là, elle trouvait tout simple de le sacrifier, maintenant qu’il était parti, il lui devenait presque sacré. Elle fut sauvée de sa douleur par la fièvre qui agitait le peuple entier. Elle assista au départ des contingents de soldats français et elle fut impressionnée par la tenue des mères, des jeunes femmes et des fiancées qui regardaient partir leurs bien-aimés, sans défaillance, et ne cédaient à leur chagrin que lorsque le bateau qui les emportait était assez loin pour que leur douleur puisse éclater, sans rien enlever au sacrifice vaillant que tous ces hommes accomplissaient avec une intrépide confiance. Ils allaient à la mort, ils le savaient, mais ils partaient, le sourire aux lèvres, l’œil allumé d’une fière joie, puisqu’ils couraient au secours de la patrie menacée.

— Comme notre patriotisme nous semble fâlot, comparé à celui de tous ces braves, disait Claire Benjamin, et comment oser être lâche en face d’une telle bravoure ! Je me pique pourtant de froideur, vous le savez. Anne, eh bien ! ma petite, depuis que je regarde partir tous ces hommes qui, du premier coup, ont répondu ou devancé l’appel, et vont joyeux se