Page:Huguenin (Madeleine) - Anne Mérival, La Revue Moderne Oct-Nov-Déc 1927.djvu/50

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battre pour leur patrie, quand j’entends ces soldats français parler de la revanche, je deviens émue à pleurer. Comme leurs femmes doivent être fières d’eux ! Vous aussi, Anne, vous pouvez être fière de Jean… Dans la grande tragédie où nous allons tous jouer un rôle, il a choisi le meilleur. Sa mère a accepté l’affreuse séparation. Elle a l’âme cornélienne, cette femme, et combien peu de Canadiennes auront ce courage… Il ne faudra pas les en blâmer ; rien dans notre éducation ne les a préparées à une telle catastrophe. Il faut donc comprendre le sentiment d’épouvante qui règne chez nos femmes affolées à la seule pensée que leurs fils peuvent partir. Elles ont élevé leurs enfants pour la paix, et elles refuseront d’accepter la guerre, parce que la guerre ne se fait pas chez nous. Elles ne songeront pas combien elles sont privilégiées de ne pas habiter les zones douloureuses où une longue théorie de femmes passe par les routes sinistres, en traînant des enfants accrochés à leurs jupes. Elles n’auront toutes qu’une idée fixe : sauver leurs petits… Elles ne sauveront rien du tout, car voyez-vous, Anne, cette guerre-ci, c’est la guerre du monde entier, la lutte du droit contre la force, et si la civilisation ne terrasse pas la barbarie, croyez-vous vraiment que ce sera la peine de vivre ?… Celles parmi nous qui comprennent la guerre comme une croisade mille fois sainte, ont un devoir qui doit les dominer, tant que durera la tragédie, un devoir absolu : Servir ! Il ne faut plus penser qu’à cela, et l’heure n’est pas aux regrets stériles, et aux larmes inutiles. Pardonnez-moi de vous parler ainsi, mais vous devez à votre talent de faire votre part, et je sais, ma petite Anne, que vous ne faillirez pas à la tâche. L’organisation qui requiert en ce moment toute notre attention c’est la Croix-Rouge. Les comités s’organisent. Nous aurons une section canadienne-française ; nous y travaillerons. Toutes les initiatives devront nous intéresser… À propos, cet après-midi, je suis passée au comité belge ; j’y ai rencontré M. Rambert qui m’a recommandé de vous y emmener : « Nous essayons, — m’a-t-il dit — de grouper toutes les femmes qui ont de l’esprit public ». J’ai promis que vous m’accompagneriez à l’assemblée de demain où doit s’établir le conseil permanent des œuvres.

Le cœur d’Anne s’était mis à battre. Rien qu’à l’évocation de ce nom, tout son être avait frémi. Mon Dieu, comme elle l’aimait pourtant, et comment expliquer que ce sentiment eut pris en son cœur une place qui laissait dans l’ombre tout, même la pensée de Jean exilé. Elle eut besoin de savoir :

— J’irai avec vous, Claire, je ferai d’ailleurs tout ce que vous voudrez… Mais puisque vous me parlez de Rambert (elle disait Rambert tout court) comment l’avez-vous trouvé ? changé ?… triste ?… Je ne l’ai même pas entrevu depuis la mort de sa femme…

— Changé ? non, peut-être un peu pâle. Vous savez qu’il est chargé de l’organisation générale des œuvres de guerre qui lui donne une besogne énorme… Triste ? Non… plutôt grave, ce qui n’est pas étonnant, avec sa claire vision des choses et les responsabilités qui pèsent sur lui… — Quel homme remarquable, ajouta Claire, comme négligemment.

— Mais Anne eut l’intuition que cette femme si fine la devinait, et lui marquait discrètement qu’elle était comprise. Et la joie remonta dans les yeux qui avaient pleuré…

Le lendemain, à l’heure dite, Anne retrouvait Claire au Comité Central des œuvres de guerre. Elles prirent place sur des banquettes tout au fond de la salle. L’assemblée fut bientôt ouverte par Paul Rambert. Il parla de la violence de l’attaque qui avait terrassé la vaillante petite Belgique, fit ressortir la générosité de ce pays, la vaillance de son roi, le stoïcisme