Page:Huguenin (Madeleine) - Anne Mérival, La Revue Moderne Oct-Nov-Déc 1927.djvu/58

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— Jusqu’au moment où vous aimerez tout haut. Tout ce qui s’est accompli semble s’être fait pour vous, et vous restez un peu effarée devant le drame qui se complique. Mais croyez-moi, tout cela devait arriver ainsi. Henriette avait droit à sa part de bonheur, depuis toujours, elle avait aimé Jean. Ni lui ni vous n’en eûtes jamais le soupçon, tant elle gardait la pudeur de son beau secret. Il a fallu que tout arrive ainsi, pour le bonheur de cette enfant, pour le vôtre. Bonheur bien fugitif que le sien, mais qui prend, dans son tragique même, une telle splendeur qu’il suffira, croyez-moi, à remplir toute une vie.

— Claire, vous qui connaissez la loi, n’y aurait-il pas un moyen pour donner à leur enfant le nom de son père, et qu’il ne sache jamais, que tout le monde ignore ?

— Qu’importe la loi en ce cas-ci, je vous le demande ? fit Claire avec la violence que lui inspirait parfois l’injustice des choses. L’enfant n’a qu’à porter ce nom… Qui le saura ? Qui aura intérêt à fouiller dans le passé ? Et plus tard, à l’âge des actes légaux, il sera simple d’alléguer l’époque où il naquit, époque tourmentée, tourmentée s’il en fût…

— Pauvre grande Henriette, toute seule là-bas., avec le tourment de son cœur, et l’émoi de sa chair… Ne trouvez-vous pas providentielle, Claire, la pensée de la mère de Jean qui a voulu me léguer sa fortune, à moi qui y avais si peu droit, comme si elle avait eu la devination que j’aurais un grand acte de justice à accomplir. Si l’héritage avait pris le cours ordinaire, les cousins de Jean seraient déjà les maîtres d’une fortune qui doit revenir à son enfant. Cette mère aimait tellement son fils, Claire, qu’elle a dû recevoir son inspiration en écrivant ce testament. Dites-moi encore amie, Claire, ce qu’il faut faire pour rendre à Henriette ce qui est désormais à elle ?

Les yeux de Claire Benjamin regardaient avec une tendresse émue cette jeune fille dont la vie n’avait pas entamé l’instinct d’équité. Elle eut craint, d’un mot de contentement, diminuer l’entente absolue qui régnait entre son âme et celle d’Anne, aussi répondit-elle :

— Il faut d’abord accepter l’héritage, régler les droits de succession, et charger quelqu’un de veiller au placement de cet argent que vous pourrez transmettre de la façon qui paraîtra la plus sûre, et que M. Rambert saura mieux que tout autre vous indiquer…

— Je songeais à lui demander de faire tout cela pour moi, Claire, et pour qu’il ne s’étonne pas de l’emploi que j’entends faire cet héritage, je lui dirai que, là-bas, Jean avait épousé Henriette, et que les événements sont allés trop vite pour lui permettre de mettre sa mère au courant de ses décisions.

Claire Benjamin, d’un geste très doux, caressa le front de son amie :

— Vous êtes une chère petite fille, Anne !

— Le secret d’Henriette ne sera qu’à nous deux, Claire, voulez-vous ? Je ne veux pas que jamais elle soit gênée, devant qui que ce soit, pour parler du père de son enfant. Nous préparerons son retour et lorsqu’elle reviendra, il faut que notre douce Henriette sente bien qu’elle est pour tout le monde la veuve de Jean. Certes, il ne me viendrait jamais à l’esprit de dissimuler à celui que j’aime la plus petite de mes pensées, mais ce secret, Claire, il n’est pas à nous, il appartient à Henriette, et au cher héros qu’elle aima. Le violer serait sacrilège, ne croyez-vous pas ?

— Oui, je le crois, répondit Claire gravement.

— J’ai l’impression, Claire, d’arriver d’un long voyage, et je me demande ce que deviennent mes amis. Votre mère ?

— Maman, toujours vaillante et sereine. Elle est la plus jeune de nous, et les jumelles même, avec leur exubérante gaieté, ne la trouvent pas vieille pour elles. Elles sont comme des camarades, vraiment, et vous devriez les entendre ! Je me fais l’effet d’un père