Page:Huguenin (Madeleine) - Anne Mérival, La Revue Moderne Oct-Nov-Déc 1927.djvu/8

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blonds, et dans sa robe de nuit, elle apparut si mignonne et si fragile que s’apercevant dans la glace, elle eut presque pitié de cette petite créature qui rêvait pourtant de bien grandes choses.

— Mon Dieu que c’est laid ici ! dit-elle tout haut pour se soulager. Puis comme elle frissonnait, elle tira de son lit, la couverture de laine, s’en enveloppa commodément, s’assit à sa petite table, et se mit à écrire :

« Vous auriez été content de moi, ce soir, je le crois, mon cher Jean, content de mon tout petit succès. Cela s’est bien passé. La salle était sympathique, et la conférencière fut un peu applaudie… Mais je vois votre regard mauvais se détourner… Non, vous n’aimez pas que je parle de ces choses, et rien de ce qui touche à ma vie laborieuse ne vous intéresse. Vous lui en voulez à cette vie-là de m’avoir sortie de l’ornière, où je végétais là-bas, et où pour rien au monde je ne voudrais retourner toute seule… Non, rien ! Pourquoi ne voulez-vous pas revenir de vos théories surannées, qui interdisent aux femmes de chercher leur voie et de la suivre… L’idée est en marche, mon ami, et seriez-vous plusieurs qui comme vous, trouveriez indignes les pauvres petites ambitions de la femme, qu’elle ne songerait pas moins à les faire triompher… Et quand il s’agit de la femme que vous aimez, vous devenez tout simplement féroce, et rien ne peut vous faire pardonner la liberté que nous prenons d’avoir du talent. Et vos préventions ne se tournent que vers la littérature. Vous admettez qu’une femme soit artiste, mais vous n’admettez pas qu’elle acquiert une notorité littéraire. Ce n’est pas très logique mais cela vous occupe en vérité fort peu. Dans le domaine de la pensée, vous voulez être seuls à régner. Et puis, vous alléguez que votre amour s’énerve de voir la femme que vous aimez, livrer sa pensée, dévoiler son âme, et mettre à nu son cœur, devant la foule indifférente qui peut en prendre toute la part qui lui est ainsi abandonnée… Mais croyez-vous vraiment, mon ami, qu’une musicienne n’en donne pas tout autant ? Vous direz non, parce que vous la comprenez moins, mais ceux qui entendent notre sublime Henriette vous diront bien que oui, s’ils veulent être sincères. Dans la littérature, nous nous manifestons plus entièrement peut-être, mais c’est ainsi que la joie devient plus profonde et plus entière… Autrement comment vivrions-nous, nous les pauvres femmes qui devons lutter jour par jour, pour arracher notre vie, si nous n’avions la joie complète de réaliser un idéal… ? Et tout le bien qui se peut faire ainsi, par la seule magie d’un article ne l’imaginez-vous pas ?… Je vous parlerais peut-être de la profonde émotion que je viens de vivre ce soir dans la douceur sereine de mon rêve de prêcheuse patriotique, si je ne sentais vos yeux impatients et votre bouche prête aux mots méchants que j’ai déjà entendus…

« Mais néanmoins, je tiens à vous dire combien je suis fière de servir si faiblement que cela soit, la cause que j’aime pardessus tout, de notre toute humble littérature… Et si je persiste à vous dire ces choses, c’est que je considère comme une faiblesse indigne de vous, cette manie de bouder la tâche que j’ai acceptée avec tant d’enthousiasme, et par nécessité… Auriez-vous préféré me voir mesurer du ruban dans l’unique magasin de notre village, vendre de l’indienne à nos braves ménagères, choisir le tabac de nos excellents fumeurs, discuter sur les mérites du tweed anglais, et sur la supériorité de l’étoffe du pays… Mais oui, vous auriez mieux aimé me voir croupir dans le milieu étroit et obscur où j’étouffais, plutôt que de me sentir prise par une popularité qui déroute