Page:Huguenin (Madeleine) - Anne Mérival, La Revue Moderne Oct-Nov-Déc 1927.djvu/9

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et horripile votre conception de la vie féminine. Routinier, va ! Mais c’est ce routinier-là que j’aime et depuis quand, vous en souvenez-vous, vous Monsieur le Grognon ?… Depuis toujours, je le crois… Depuis que nous sommes de petits êtres jetés dans le vaste espace, sur le même coin de planète… Ce n’était pas joli chez nous, mais comme c’était bon tout de même d’être là-bas tous les deux, se promenant au bord de notre grand fleuve… En avons-nous jeté des cailloux qui faisaient rire la belle eau bleue ?… En avons-nous assez ramassé des coquillages… J’ai toujours celui où vous avez écrit : « Anne ma petite femme ». Étions-nous assez gentils tous les deux, nous aimant tant… Et nos courses folles tout le long des prairies qui sentaient bon, vous en rappelez-vous, Jean ? Et les côtes que nous grimpions à travers champs, et que nous déboulions ensuite avec des cris joyeux… Et plus tard, nos promenades au clair de lune en raquettes, ou en traîneaux. Avons-nous assez rêvé, et nous sommes-nous assez aimés tout de même ! Dans ce temps-là, nous ne discutions guère l’avenir, pauvres enfants que nous étions, nous ne croyions pas que le cercle familial se romprait si tôt, et il s’est rompu bien vite pour moi… J’ai été jetée à la côte comme une épave, toute seule ou à peu près… Si vous l’aviez pu, vous m’auriez emportée je le sais bien, et mise à l’abri, mais voilà vous n’étiez encore qu’un tout jeune homme… et il me fallait vivre… Plus tard, vous ne voudrez plus que j’écrive… Vous serez le tyran qui me fera pleurer… Mais c’est égal, Jean, et je crois que l’heure venue tous les sacrifices s’accompliront devant notre cher amour exaucé… Mais en attendant, souriez-moi un peu, même les soirs où j’ai connu la fièvre du succès !

« J’ai vu du beau monde… Et il y a des yeux, — voyez cette habitude de tout vous dire, — oui des yeux qui m’ont poursuivie étrangement, et que je ne saurais dire s’ils étaient sympathiques, fureteurs ou cruels, des yeux que vous ne connaissez pas et qui étaient peut-être tout bonnement distraits, mais qui m’ont quand même intriguée, parce que je ne les ai pas compris… C’est égal et vous savez jusqu’à quel point je suis restée superstitieuse, digne fille des Bretons, mes aïeux, j’ai l’impression que ces yeux-là joueront un rôle dans ma vie, car autrement pourquoi les aurai-je tant remarqués… Mais calmez-vous, mon cher jaloux, ces yeux-là sont mariés ; ils accompagnent un personnage réfrigérant, bourru, et ils passent pour être des yeux fidèles… Et d’ailleurs vous savez que les miens, je vous les garde, purs, immensément ! Et puis, bonsoir, mon cher et unique malcommode, bonsoir… Et demain en lisant les journaux, ne soyez pas trop furieux si l’on ne me renvoie pas tout droit à Clair Ruisseau… »


II


Au réveil Anne Mérival ne pensait guère aux émotions de la veille, elle tourna ses yeux ensommeillés vers la fenêtre, et fut heureuse d’y voir briller le soleil sur le givre, en reflets diamantés. Les vitres rendues opaques par le froid, jetaient mille rayons, et la jeune fille comprit qu’il faisait froid et clair au dehors, et un léger frisson la saisit. Elle avait besoin de chaleur, la petite fille, et de se trouver dans cette grande pièce maussade et laide lui fit mal. Elle eut peur soudain d’une vie passée dans des meubles étrangers, au troisième étage d’une haute maison, avec pour compagnons, de vieilles filles rébarbatives et de tout jeunes gens, universitaires, employés de banque ou de commerce et quelques vieux barbons taquins et capricieux… Elle avait l’horreur de ces milieux mêlés où il lui fallait vivre sans rien livrer d’elle-même et elle savait que le mariage seul pourrait l’arracher à cette pension de famille où elle remontait chaque soir, le cœur las, infiniment…