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Page:Hugues - Alexandre Corréard, de Serres, naufragé de la Méduse.djvu/13

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Tel fut notre premier repas et le meilleur que nous fîmes pendant tout notre séjour sur le radeau.

« Le soir, nos cœurs et nos vœux, par un sentiment naturel aux infortunés, se portèrent vers le ciel. Il faut avoir éprouvé des situations cruelles pour s’imaginer quel charme, au sein même du malheur, peut offrir l’idée sublime d’un Dieu protecteur de l’infortune. Une pensée consolante berçait encore nos imaginations : nous présumions que la petite division avait fait route pour l’île d’Arguin et, qu’après y avoir déposé une partie de son monde, elle reviendrait à notre secours. La nuit arriva sans que nos espérances fussent remplies ; le vent fraîchit, la mer grossit considérablement. Quelle nuit affreuse ! Les cris des hommes se mêlaient au bruit des flots tandis qu’une mer terrible nous soulevait à chaque instant de dessus le radeau et menaçait de nous entraîner.

« Vers les sept heures du matin, le vent souffla avec moins de fureur ; mais quel spectacle vint s’offrir à nos regards ! Dix ou douze malheureux, ayant les extrémités inférieures engagées dans les séparations que laissaient entre elles les pièces du radeau, n’avaient pu se dégager et avaient perdu la vie ; plusieurs autres avaient été enlevés par la violence de la mer. Il nous manquait vingt hommes. Nous étions loin dans ce moment de prévoir la scène bien autrement terrible qui devait avoir lieu la nuit suivante.

« Le jour fut beau et la tranquillité la plus parfaite régna sur notre radeau. Le soir vint et les embarcations ne parurent point. Le découragement recommença à s’emparer de tous nos hommes et, dès lors, l’esprit séditieux se manifesta par des cris de rage ; la voix des chefs fut entièrement méconnue. La nuit survenue, le ciel se couvrit de nuages épais. Le vent, qui, toute la journée, avait soufflé avec assez de violence, se déchaîna et souleva la mer, qui, dans un instant, fut extrêmement grosse. La nuit précédente avait été affreuse ; celle-ci fut plus horrible encore. Des montagnes d’eau nous couvraient à chaque instant et venaient se briser avec fureur au milieu de nous. La lame,