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LE MASSACRE DE LACHINE

scène de vengeance — des guerriers silencieux dans leur cruauté résolue, des enfants des deux sexes et une multitude de chiens affamés, semblables à des loups et faisant retentir la forêt de leurs aboiements.

La garnison du fort était aussi en mouvement. Plusieurs soldats étaient sortis du fort, mais ils avaient pris la précaution d’emporter leurs armes. L’officier de service était le lieut. de Belmont, qui connaissait bien les mœurs des sauvages et savait qu’en pareilles circonstances, lorsque leurs instincts farouches étaient soulevés, un blanc sans armes n’était pas plus en sûreté auprès d’eux que près du tigre qui a goûté le sang.

Le Serpent, avec une dextérité qui dénotait une grande expérience, rangea les Abénaquis sur deux lignes parallèles. Ces lignes commençant à environ trente verges de la porte du fort, se terminaient près du centre d’une clairière, ayant une couple d’arpents carrés et couverte de souches d’arbres abattus l’année précédente. Le Serpent avait son but en faisant aboutir la ligne sur ce terrain encombré. Il savait que le Huron était le meilleur coureur du Canada, et craignait qu’il n’arrivât au bout des lignes à peu près sain et sauf ; alors, se trouvant en rase campagne, il aurait pu s’échapper. Mais avec cette précaution, en supposant même que, grâce à son agilité extraordinaire, il arrivât sain et sauf au bout des rangs ennemis, il se trouverait au milieu des souches et des arbres abattus et l’on pourrait l’entourer sans difficulté, ou du moins lui envoyer, à coup sûr, une balle ou une flèche.

Chaque individu des deux lignes était muni d’une arme : les hommes avaient des couteaux ou des tomahawks, les femmes des couteaux attachés au bout de perches, les enfants des bâtons pointus. Il semblait presque impossible qu’un être vivant pût marcher l’espace de deux verges dans cette avenue d’ennemis en garde, sans être haché en morceaux.

Le Serpent ayant pris toutes ces dispositions, jeta un regard tout le long des lignes et s’étant convaincu que le chef huron n’avait aucune chance d’échapper, il ordonna à quelques-uns de ses hommes de l’amener.

Au bout de quelques minutes, le prisonnier fit son apparition sur la scène et fut reçu par les cris féroces des Abénaquis. Il n’y répondit que par un regard de mépris, et on put l’entendre prononcer d’une voix concentrée les mots de « chiens et lâches ».

Il fut amené à la tête des lignes où l’on détacha les courroies qui lui liaient les bras derrière le dos. Quand il se sentit libre, il ouvrit le collet de son habit de chasse et respira à pleins poumons l’air frais du matin. Puis se dressant de toute sa hauteur, il examina les lignes pour voir où elles se terminaient. Quand il se fut assuré qu’elles aboutissaient parmi les souches de la clairière, le désappointement lui fit froncer les sourcils, mais cela ne dura qu’un instant.

Tout à coup, se tournant vers Le Serpent, il lui dit : « Chien d’Abénaquis, je suis prêt. » Le Serpent poussa un cri perçant et prolongé auquel répondit toute la tribu, et en même temps toutes les armes furent levées.

La tête rejetée en arrière, la poitrine et le genou gauche en avant, le Huron semblait prêt à prendre son élan, quand, tout à coup, montrant la forêt de sa main gauche, il s’écria : « Voyez ! voyez ! » Tous les regards se tournèrent vers le point indiqué. Dans un instant, le chef Huron, prompt comme la pensée, avait arraché la massue des mains de l’Abénaquis se trouvant le plus près de lui, et s’élança au milieu des rangs ennemis avec la rapidité du vent. Les sauvages, surpris de ce mouvement, s’efforcèrent de lui porter des coups, mais presque tous en vain. Il arrivait presqu’à la clairière, lorsqu’un cri terrible vint frapper ses oreilles. Dans un instant, des Abénaquis, cachés derrière les souches, s’étaient levés et l’ajustaient avec leurs mousquets. En avançant, il marchait à une mort certaine ; s’il restait immobile, c’était la mort également, car les ennemis avaient fermé leurs rangs derrière lui et formaient un demi-cercle d’où il ne pouvait sortir. Il résolut de se diriger vers le Fort.

Une volée de balles fut tirée par les Abénaquis de la clairière, mais elles passèrent au-dessus de sa tête. Il constata ensuite qu’un parti ennemi voulait l’empêcher d’atteindre le Fort en droite ligne. Sa seule chance était de faire un circuit rapide par la droite des assaillants, et d’atteindre la porte avant eux en courant à toute vitesse. Dans sa position, il n’y avait pas d’issue pour atteindre la forêt, car une palissade de douze pieds de haut entourait le Fort de tous côtés. S’élançant à droite avec la vitesse d’un cerf, il tourna la ligne des sauvages et se dirigea vers la porte. Mais, jetant un regard en arrière, il vit qu’il était poursuivi de près par le meilleur coureur des Abénaquis. Cet homme avait l’avantage des troupes fraîches sur le Huron, qui venait de parcourir plus d’un mille et avait reçu plusieurs coups violents dans