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la bièvre

exhalent leur odeur brusque ; des tridents, des pelles, des brouettes, des râteaux, des roues de rémouleur gisent de toutes parts ; en l’air, des milliers de peaux de lapin racornies s’entrechoquent dans des cages, des peaux diaprées de taches de sang et sillées de fils bleus ; des machines à vapeur ronronnent, et au travers des vitres, l’on voit, sous les solives où des volants courent, des ouvriers qui écument l’horrible pot-au-feu des cuves, qui ratissent des peaux sur une douve, qui les mouillent, qui les « mettent en humeur », ainsi qu’ils disent ; partout, des enseignes : veaux mégis et mort-nés, chabraques et scieries de peaux, teintureries de laine, de poils de chèvre et de cachemyre ; et le passage est entièrement blanc ; les toits, les pavés, les murs sont poudrés à frimas. C’est, au cœur de l’été, une éternelle neige, une neige produite par le raclage envolé des peaux. La nuit, par un clair de lune, en plein mois d’août, cette allée, morte et glacée. devient féerique. Au-dessus de la Bièvre, les terrasses des séchoirs, les parapets en moucharabis des fabriques, se dressent inondés de froides lueurs ; des vermicelles d’argent frétillent sur le cirage liquéfié de l’eau ; l’immobile et blanc paysage évoque l’idée d’une Venise septentrionale et fantastique ou d’une impossible ville de l’Orient, fourrée d’hermine. Ce n’est plus le rappel de l’ancien Paris, suggéré par la ruelle des Gobelins, si