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proche ; ce n’est plus la hantise des loques héraldiques et des temps nobiliaires à jamais morts. C’est l’évocation d’une Floride, noyée dans un duvet d’eider et de cygne, d’une cité magique, parée de villas, aux silhouettes dessinées sur le noir de la nuit, en des traits d’argent.

Ce site lunaire est habité par une population autochtone qui vit et meurt dans ce labyrinthe, sans en sortir. Ce hameau, perdu au fond de l’immense ville, regorge d’ouvriers, employés dans ce passage même aux assouplissantes macérations des cuirs. Des apprentis, les bas des culottes attachés sur les tibias avec une corde, les pieds chaussés de sabots, grouillent, pêle-mêle avec des chiens ; des femmes, formidablement enceintes, traînent de juteuses espadrilles chez des marchands de vin ; la vie se confine dans ce coin de la Bièvre dont les eaux grelottent le long de ses quais empâtés de fange.

L’aspect féerique de ce lieu diminue, le jour, ou du moins la vue de ses tristes habitants, qui forment comme la population oubliée d’un roi de Thunes, détourne des songes hyperboréens, greffés sur les rêves d’une Italie languissante ou d’un Orient torride ; la réalité refoule les postulations vers les contrées des au-delà, car, en arrivant à la rue des Cordelières, le passage Moret devient modernement sordide. L’on dirait, de ses appentis en lattes, de ses maisons de salive et de plâtre, des voitures de saltimbanques, dételées et pri-