Page:Huysmans - En menage - ed Fasquelle 1922.djvu/152

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

n’ avait, à proprement parler, jamais aimée ; il s’étonna de n’avoir point songé plus tôt à elle et il se faisait ces réflexions que la vie est vraiment bizarre, qu’on a joint son existence à celle d’une autre, qu’on s’est tout raconté, tout dit, qu’on s’est ouvert, l’un à l’autre – l’homme du moins – et puis, qu’au bout de quelques années, l’oubli à tout effacé et que l’on n’a plus rien de commun ensemble.

Il eut presque les larmes aux yeux lorsqu’il se répéta que Jeanne devait être morte, et, se rappelant leurs nuits blanches dans le même lit, il s’avouait qu’il eût mieux agi en concubinant avec elle, comme elle l’avait elle-même souhaité un jour. Il n’eût été ni plus malheureux, ni plus cocu ; et, mélancoliquement, il se disait : j’ai depuis longtemps atteint l’âge où les apparences d’affection suffisent ; en admettant même qu’elle ne m’ait jamais aimé, si elle avait bien appris son rôle, ça m’aurait amplement satisfait.

Et, ces soirs où les humeurs noires le désolaient, il se couchait de bonne heure, traînait devant ses bibliothèques, à la recherche d’un livre rentrant dans l’ordre des pensées qui l’agitaient. Il eût voulu en trouver un qui le consolât et renforçât en même temps son amertume, un qui racontât des ennuis plus grands et de la même nature pourtant que les siens, un qui le soulageât par comparaison. Bien entendu, il n’en découvrait pas ; il s’emparait alors d’un volume au hasard, s’étendait sur son lit et, incapable de comprendre ce qu’il lisait, il rêvassait encore, remâchait