Page:Ingres d’après une correspondance inédite, éd. d’Agen, 1909.djvu/174

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— Vous ?… C’est vous qui avez peint cela ? Entrez, mon garçon !

À son tour ému, hésitant, balbutiant l’éloge, confondant le jeune Delacroix en une camaraderie charmante, tout ce Gros-là, si haut d’encolure et de geste, cassa vite son triple étage de cravate-major et amena sur son large plastron officiel le buste osseux du maigre rapin dont, en parlant, il continuait à caresser d’une main large et familière les noueuses épaules.

— Vraiment, cette Barque de Dante, c’est vous, Delacroix, son auteur ? Ah ! mon ami, comme je suis heureux de vous voir. C’est que voilà de la peinture, savez-vous ! Et, dans cette peinture, quel mouvement, mon garçon ! Moi, j’appelle cela du Rubens réformé ; et je m’y entends peut-être.

— Permettez-moi, Monsieur, de trouver le cadre plus remarquable que le reste, et de vous en remercier de tout mon cœur.

— Voulez-vous ne plus reparler de cela, je vous prie ? Refuser de pareille peinture, faute d’un cadre ? Ohé ! l’Institut, faudrait voir !… Enfin, vous allez continuer le métier, j’espère. Avez-vous assez de lumière et d’espace dans votre atelier ? Non ! Voulez-vous venir travailler chez moi ? On est bien ici, n’est-ce pas ?… bien au large, bien en vue. Vous regardez ces vieux tableaux ?… À votre fantaisie ! Vous êtes chez vous, mon garçon. Tenez ! restez là, à votre aise. Moi, il faut que je m’absente pour une petite course. Quand vous aurez fini de voir, vous laisserez en descendant la clef chez le concierge qui vous reconnaîtra ensuite et vous laissera remonter. Au revoir, mon ami ! Bien au revoir, n’est-ce pas ?…

En répétant ces derniers mots, le maître, qui se disposait à sortir, essayait de reprendre sa roideur militaire en même temps que son chapeau posé sur une table voisine. Comme il tendait la main, causant encore, les doigts heurtèrent le chapeau qui perdit l’équilibre et