Page:Ingres d’après une correspondance inédite, éd. d’Agen, 1909.djvu/183

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Et vous savez si, avec Delacroix, on en laissa depuis hors du Salon, après ces légendaires Massacres de Scio qui furent la levée des boucliers pour des artistes tels que Corot, Diaz, Troyon, Brascassat, Gigoux, Rousseau et jusqu’au timide Hippolyte Flandrin lui-même qui, dans ce groupe d’annuellement « refusés », dut porter, en son âme si religieuse et si classique, le redoutable honneur d’avoir été un des meilleurs élèves d’Ingres.

Un jour, ajoute Chenavard en repuisant au fond de ses inépuisables souvenirs, Delacroix et moi, nous nous acheminions vers l’Institut, pour une séance. Le hasard fit qu’Ingres nous y précéda, de quelques pas seulement. Comme nous étions arrivés devant la porte et que ces deux ennemis irréconciliables venaient de s’y rencontrer et de s’y toiser du regard, tout à coup Ingres tendit la main à Delacroix par un mouvement de sympathie secrète qui attirait depuis longtemps, l’une vers l’autre, ces deux natures de grands artistes, révolutionnaires à leur manière, et de braves hommes. En les voyant tous deux se prendre spontanément par le bras, comme ils entraient à l’Institut ensemble :

— C’est le dessin, au bras de la couleur ! murmurai-je, heureux d’une réconciliation si tardive. Je ne sais plus vous dire quelle joie m’envahit alors l’âme, à emboîter le pas de ces deux beaux athlètes dont l’école française avait contemplé la haute lutte ; à voir leurs deux drapeaux unis en une dernière étreinte d’amitié, et à évoquer le souvenir de tant de camarades tombés en route qui voyant là, comme moi, Ingres et Delacroix, — le trait irréprochable et son inséparable vie, — se rencontrant et se serrant la main sur le même palier de l’Institut de France, n’eussent pas, pour leurs yeux de vaincus, au moment de mourir, demandé davantage.