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                       Les vaillants de dix-huit cent trente,
                       Je les vois, comme au temps jadis ;
                       Au temps des pirates d’Otrante,
                       Nous étions cent, nous sommes dix !

Delacroix et Chenavard

— Comment, Delacroix et vous, vous êtes-vous connus ? demandai-je encore à l’infatigable Ghenavard.

— Cette aventure ne date pas d’hier, répond-il en riant. Pourtant, si vieille qu’elle soit, tous les traits en sont restés forts nets dans ma mémoire. Un jour de l’année 1822, — Delacroix, qui avait quatre ans de plus que moi, était devenu le lion de l’école au lendemain de sa fameuse Barque de Dante, — j’étais au Louvre. Sous l’impression très forte encore du premier Salon de cet artiste, je m’étais pris d’un beau feu pour Rembrandt, son inspirateur sans doute ; et je copiais, ce matin-là, l’Ange quittant Tobie du maître hollandais. J’en étais aux derniers coups de pinceau de cette étude, quand je finis par remarquer autour de mon chevalet un grand diable d’homme, au corps sec, aux bras presque aussi longs que ses interminables jambes, aux cheveux bruns et abondants, à la moustache rare et à la barbiche drue de bouc rébarbatif, aux pommettes saillantes, à la face anguleuse, à l’œil d’un noir profond et vif, à l’ensemble très décidé et très artiste qui se dégageait de ce visage pâle, calciné, pétillant en dessous comme un feu de charbon recouvert par des cendres. il allait et venait, tantôt vers ma toile, tantôt loin d’elle, avec un tourbillon de redingote dont les basques, terriblement agitées, menaient un vent d’ouragan jusque sur mon visage. Perdant patience, je m’arrête de peindre et je relève la tête vers l’indiscret.

— Pardonnez-moi cette insistance, dit-il en s’accoudant à mon haut tabouret et d’une voix assez blan-