Page:Irving - Le Livre d’esquisses, traduction Lefebvre, 1862.djvu/137

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sur leurs rayons. « À quoi diable pensent-ils, disait le petit in-quarto, qu’à ces paroles je tins pour être légèrement irascible ; à quoi diable pensent-ils de nous laisser enfermés ici, de nous faire garder au nombre de plusieurs mille par une troupe de vieux huissiers, comme autant de beautés dans un harem, tout cela pour obtenir de loin en loin un regard du doyen ? Les livres furent écrits pour donner du plaisir, pour qu’on en jouît, et je voudrais voir passer un règlement portant que le doyen sera tenu de rendre au moins une fois l’an une visite à chacun de nous, ou, s’il ne peut pas suffire à la besogne, qu’on lâche une fois par hasard au milieu de nous toute l’école de Westminster, que nous puissions de temps à autre prendre un peu l’air, à quelque prix que ce soit.

— Doucement, mon digne ami, répliquai-je ; vous ne songez pas que vous êtes infiniment plus favorisés que la plupart des livres de votre époque. Pour avoir été recueillis dans cette vieille bibliothèque, vous ressemblez aux restes de ces saints et de ces monarques qu’on a gardés comme des trésors, et qui reposent enchâssés dans les chapelles adjacentes, tandis que ceux des mortels leurs contemporains, laissés au cours ordinaire de la nature, sont depuis longtemps retournés en poussière.

— Monsieur, dit le petit tome froissant ses feuilles et faisant le fier, je fus écrit pour tout le monde, et non pas pour les vers d’une abbaye. Je devais circuler de main en main, comme d’autres grands ouvrages de mon temps ; mais je suis resté pendant plus de deux siècles ici, sous mes fermoirs, et j’aurais pu devenir la proie silencieuse de ces vers qui me dévorent les entrailles, si vous ne m’aviez fourni par hasard l’occasion de prononcer encore quelques paroles avant de m’en aller en lambeaux.

— Mon bon ami, repris-je, si ce mouvement circulaire dont vous parlez vous eût emporté, vous ne seriez plus depuis bien des années. À en juger d’après votre physionomie, vous êtes maintenant d’un âge assez avancé. Parmi vos contemporains, il en est bien peu qui puissent exister aujourd’hui ; et, s’il en est, leur longévité vient de ce qu’ils ont été, comme vous, claquemurés dans de vieilles bibliothèques, que, soit dit sans vous fâcher, au lieu de les comparer à des harems, vous auriez pu comparer plus justement et avec plus de reconnaissance à ces infirmeries