Page:Irving - Le Livre d’esquisses, traduction Lefebvre, 1862.djvu/140

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temps, au caprice de la mode. S’il porte ses regards en arrière, il voit les anciens auteurs de son pays, autrefois les favoris de leur époque, supplantés par des écrivains modernes. Il a suffi de quelques siècles pour les couvrir de ténèbres, et leurs mérites ne peuvent plus être appréciés que par le goût raffiné des bibliophiles. Tel sera, prévoit-il, le sort de ses propres ouvrages. Ils ont beau faire l’admiration de son temps, être tenus pour des modèles de pureté ; quelques années encore, et ils deviendront antiques et surannés, jusqu’à ce qu’ils en arrivent à être aussi peu compris dans leur pays natal qu’un obélisque égyptien, ou l’une de ces inscriptions runiques que l’on dit exister dans les déserts de la Tartarie. Je le déclare, ajoutai-je avec quelque émotion, quand je contemple une bibliothèque moderne remplie d’ouvrages nouveaux dans tout l’éclat de leur dorure, de leur riche reliure, je me sens prêt à m’asseoir et à pleurer, comme le bon Xerxès, quand il promena ses regards sur son armée, parée de toutes les splendeurs du costume militaire, et qu’il réfléchit que dans une centaine d’années pas un d’entre eux ne serait en vie !

— Ah ! dit en poussant un profond soupir le petit in-quarto, je vois ce qu’il en est ; ces écrivassiers modernes ont supplanté tous les bons vieux auteurs. Je suppose qu’on ne lit plus aujourd’hui que l’Arcadie de sir Philip Sydney, les pièces grandioses de Sackville, et le Miroir des Magistrats, ou les jolis et délicats euphuismes de l’incomparable John Lily.

— C’est en quoi vous vous trompez encore, lui dis-je. Les écrivains que vous supposez en vogue, parce qu’ils se trouvaient l’être alors que vous étiez en circulation, ont fait leur temps depuis bien des années. L’Arcadie de sir Philip Sydney, à laquelle ses admirateurs promettaient si tendrement l’immortalité[1], et qui, de fait, abonde en nobles pensées, en images délicates, en gracieuses tournures de langage, c’est tout au plus si l’on en fait aujourd’hui mention. Sackville s’est orgueilleusement enfoncé dans les ténèbres ; et c’est à peine si maintenant,

  1. Vis à jamais, ô doux livre, image naïve de son charmant esprit, pilier d’or de son noble courage, et fais toujours savoir au monde que ton auteur fut le secrétaire de l’éloquence, le souffle des muses, l’abeille des fleurs les plus délicates de l’esprit et de l’art, la moelle des vertus morales et intellectuelles, le bras de Bellone sur les champs de bataille, la langue de Suada* à la chambre, l’esprit de la pratique dans la vie ordinaire, et le type de la perfection quand il avait la plume à la main.
    HarveySurérogation.
    (*) La déesse de la Persuasion.