Page:Irving - Le Livre d’esquisses, traduction Lefebvre, 1862.djvu/142

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d’homme de lettres était une carrière ingrate et limitée, qui n’était guère poursuivie que par dès moines dans les loisirs et la solitude de leurs couvents. L’accumulation des manuscrits était lente et dispendieuse ; elle se bornait presque entièrement aux monastères. C’est à ces circonstances que nous devons, en quelque manière, de n’avoir pas été submergés par le savoir de l’antiquité ; que les écluses de la pensée n’aient pas été lâchées, et le génie moderne noyé dans le déluge. Mais l’invention du papier et la découverte de l’imprimerie ont surmonté tous ces obstacles. Elles ont fait de tout homme un écrivain, et permis à chaque esprit de se répandre sous la forme d’un livre, de se déverser sur tout le monde intellectuel. Les conséquences en sont alarmantes. Le ruisseau de la littérature a grossi — c’est un torrent ; il s’accroît — c’est une rivière ; — il s’étend, c’est une mer. Il y a quelques siècles, cinq ou six cents manuscrits constituaient une grande bibliothèque ; mais que diriez-vous de bibliothèques telles qu’il en existe actuellement, qui contiennent trois ou quatre cent mille volumes, pendant que des légions d’auteurs sont occupés en même temps, et que la presse gémit avec une effrayante et toujours croissante activité, pour en doubler et en quadrupler le nombre ? À moins que quelque mortalité imprévue ne vienne s’abattre au milieu des enfants de la muse, aujourd’hui qu’elle est devenue si prolifique, je tremble pour la postérité. Je crains que la seule fluctuation du langage ne soit pas suffisante. La critique doit faire beaucoup. Elle croît avec l’accroissement de la littérature, et ressemble à l’un de ces freins salutaires mis à la population et dont parlent les économistes. Tous les encouragements possibles devraient donc être donnés pour multiplier les critiques, bons ou mauvais. Mais je crains bien que tout soit inutile : la critique aura beau faire, les écrivains écriront, les imprimeurs imprimeront, et le monde doit inévitablement être inondé de bons livres. Ce sera bientôt l’emploi de toute une vie d’en apprendre seulement les noms. Aujourd’hui plus d’un homme passablement instruit lit à peine autre chose que des revues ; avant qu’il soit longtemps, un homme érudit ne vaudra guère plus qu’un simple catalogue ambulant.

— Mon excellent monsieur, dit le petit in-quarto, en me bâillant à la figure le plus lugubrement du monde, excusez-moi si