Page:Irving - Le Livre d’esquisses, traduction Lefebvre, 1862.djvu/162

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comme des nids d’aigles au milieu des montagnes, et fait construire dans les vallées des résidences plus convenables : cependant le baron restait orgueilleusement enfermé dans sa petite forteresse, couvant avec un acharnement héréditaire toutes les vieilles rancunes de famille, de sorte qu’il était très-mal avec quelques-uns de ses voisins les plus proches, et cela pour des disputes intervenues entre leurs grands grands grands pères.

Le baron n’avait qu’un enfant, une fille ; mais la nature, quand elle ne vous accorde qu’un enfant, vous dédommage toujours en en faisant un prodige ; ainsi fut-il de la fille du baron. Toutes les nourrices, toutes les commères, toutes les cousines de province, assurèrent à son père qu’elle n’avait pas, pour la beauté, son égale dans toute l’Allemagne ; et qui l’aurait su mieux qu’elles ! Elle avait d’ailleurs été très-soigneusement élevée sous la surveillance de deux tantes restées filles, lesquelles avaient passé quelques années de leur jeunesse à l’une des petites cours allemandes, et, par conséquent, étaient versées dans toutes les branches de savoir nécessaires pour former une femme accomplie. Grâce à leurs enseignements, elle devint un prodige de perfection. Sonnèrent seize ans : elle brodait à ravir, elle avait retracé tout au long en tapisserie des histoires de saints, et leurs visages avaient une telle vigueur d’expression qu’on eût dit autant d’âmes brûlant dans le Purgatoire. Elle pouvait lire sans trop de difficultés, et avait, en tâtonnant, fait route le long de quelques pieuses légendes, et de presque toutes les merveilles chevaleresques de l’Heldenbuch[1]. Elle avait même été très-loin dans l’écriture, étant en état de signer son nom sans oublier seulement une lettre, et si lisiblement que ses tantes pouvaient le déchiffrer sans lunettes. Elle excellait à faire ces inutiles mais élégants petits riens de toute espèce qu’affectionnent les dames, était versée dans la danse la plus transcendante de l’époque, jouait nombre d’airs sur la harpe et sur la guitare, et savait par cœur toutes les tendres ballades des minnelieders.

Et puis ses tantes, ayant été dans leur jeunesse de grandes évaporées et de grandes coquettes, étaient admirablement propres à faire des gardiens vigilants, de stricts censeurs de la con-

  1. Le Livre des héros.