Page:Irving - Le Livre d’esquisses, traduction Lefebvre, 1862.djvu/172

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à toutes ses instances, et, faisant de la main ses adieux à la compagnie, sortit de la salle à pas lents et majestueux. Les vieilles tantes étaient complètement pétrifiées — la fiancée penchait la tête ; une larme roulait sans bruit sous sa paupière.

Le baron suivit l’étranger jusqu’à la grande cour du château ; le noir coursier frappait du pied la terre et s’ébrouait d’impatience. Lorsqu’ils eurent atteint la grande porte, cachée sous une voûte profonde obscurément éclairée par un falot, l’étranger s’arrêta, et s’adressant au baron d’un ton de voix funèbre, que le peu de hauteur de la voûte rendait plus sépulcral encore :

« Maintenant que nous sommes seuls, dit-il, je vais vous communiquer le motif de mon départ. Un engagement solennel et qu’on ne peut remettre…

— Quoi ! dit le baron, ne pouvez-vous pas envoyer quelqu’un à votre place ?

— Il n’y faut pas de procureur. — Je dois m’y rendre en personne. — Il faut que j’aille à la cathédrale de Wurtzbourg.

— Soit, dit le baron, reprenant courage, mais attendez, jusqu’à demain ; — demain vous y mènerez votre fiancée.

— Non ! non ! répliqua l’étranger avec une décuple solennité, ce n’est pas avec une fiancée que je suis engagé ; — les vers — les vers m’attendent ! Je ne suis plus en vie. — J’ai été tué par des brigands ; — mon corps repose à Wurtzbourg ; — c’est à minuit qu’on m’enterre ; — la tombe me réclame, — je dois être fidèle au rendez-vous ! »

Il s’élança sur son coursier noir, passa comme un trait sur le pont-levis, et bientôt le bruit étincelant des sabots du cheval se perdit dans la nuit au milieu des plaintives modulations du vent.

Le baron reprit le chemin de la salle du banquet dans la plus profonde consternation, et rapporta ce qui s’était passé. Deux dames s’évanouirent immédiatement ; d’autres tombèrent en faiblesse à l’idée d’avoir eu pour compagnon de table un fantôme. Ce fut l’opinion de quelques-uns que ce pouvait bien être le féroce chasseur fameux dans la légende allemande. Quelques-uns parlèrent d’esprits des montagnes, de démons des forêts, et autres êtres surnaturels dont les bonnes gens de l’Allemagne ont si cruellement souffert depuis un temps immémorial. Un des parents pauvres eut la hardiesse d’insinuer que c’était peut-être une aima-