Page:Irving - Le Livre d’esquisses, traduction Lefebvre, 1862.djvu/361

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chantée. Il n’y avait pas de conte trop grossier, trop monstrueux pour son robuste estomac. C’était souvent son bonheur, après avoir fermé son école dans l’après-midi, que de s’étendre sur le lit de trèfle odorant qui bordait le petit ruisseau gazouillant auprès de sa classe, et là de relire et méditer les récits effrayants du vieux Mather, jusqu’à ce que les ombres croissantes du soir fissent flotter devant ses yeux comme un brouillard la page d’impression. Alors, comme il reprenait par le marais, le ruisseau, le bois imposant et sombre, le chemin de la ferme où il se trouvait être caserné, tous les bruits de la nature, à cette heure des enchantements, troublaient son imagination surexcitée : le gémissement du whip-poor-will[1] parti du flanc de la colline, le cri prophétique du crapaud des joncs, ce précurseur de l’orage ; la note lugubrement moqueuse de la fresaie, ou bien un bruissement soudain dans le feuillage, causé par des oiseaux s’envolant effrayés de la branche. Les lampyres aussi, qui étincelaient plus splendides dans les endroits plus sombres, de temps à autre le faisaient tressaillir, quand l’un d’eux, d’un éclat plus vif, glissait en travers de sa route ; et si par hasard un grand imbécile d’escarbot venait étourdiment se jeter contre lui dans son vol, le pauvre diable était près de rendre l’âme, sous l’idée qu’une sorcière lui avait imprimé sa marque. Son unique ressource, en pareil cas, soit pour noyer ses pensées, soit pour écarter de lui les esprits malins, était de chanter des airs de psaumes ; — et les bonnes gens du Vallon endormi, comme ils étaient assis le soir sur le pas de leur porte, étaient souvent frappés de crainte et de respect en entendant sa mélodie nasale « se dérouler longuement en chaînons mélodieux », flottant au-dessus d’une colline lointaine, ou courant sur la route ténébreuse.

Une autre source pour lui de fiévreux plaisir était de passer, l’hiver, de longues soirées avec les vieilles ménagères hollandaises, pendant qu’elles étaient assises à filer auprès du feu, avec une rangée de pommes rôtissant et bavant le long du foyer, et de prêter l’oreille à leurs merveilleux récits de fantômes et de lutins, et de champs où il revenait, et de ruisseaux où il reve-

  1. Le whip-poor-will est un oiseau que l’on entend seulement la nuit. Il tire son nom de son ramage, qui est censé ressembler à ces mots.