Page:Irving - Le Livre d’esquisses, traduction Lefebvre, 1862.djvu/43

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femme lui étourdissait continuellement les oreilles de sa paresse, de son insouciance, de la ruine qu’il apportait dans sa famille. Le matin, à midi et le soir sa langue allait toujours, et quoi qu’il pût dire ou faire il était sûr de faire jaillir une source intarissable d’éloquence domestique. Rip n’avait qu’une réponse pour tous les sermons de cette espèce, et par suite d’un fréquent usage elle était passée en habitude : il haussait les épaules, secouait la tête, levait les yeux au ciel, mais ne disait rien, ce qui cependant ne manquait jamais de ranimer la verve épuisée de sa moitié ; de sorte qu’il était obligé de battre en retraite et d’évacuer la place — seul moyen d’être chez lui qu’ait, à vrai dire, mari en puissance de femme.

Le seul adhérent qu’eût Rip au logis était son chien Wolf, qui était aussi maltraité que son maître ; car dame Van Winkle les regardait comme des compagnons en paresse, et même voyait particulièrement Wolf de très-mauvais œil, comme la cause des fréquentes pérégrinations de son maître. Il est certain qu’il avait toute l’ardeur qui convient à un honorable chien ; que jamais animal plus courageux ne battit les bois. — Mais quel courage peut résister à la terreur montante que répand une langue de femme qui ne s’arrête jamais ? Du moment où Wolf passait le seuil du logis, sa fierté tombait, sa queue balayait tristement le sol ou s’entortillait entre ses pattes ; il se faufilait l’oreille basse, de l’air d’un gibier de potence, jetant plus d’un regard oblique à l’adresse de dame Van Winkle, et dès que le manche à balai ou la cuiller à pot commençait à préluder, il gagnait en glapissant la porte avec la plus grande précipitation.

Les années de mariage s’accumulèrent, et l’horizon s’assombrit de plus en plus pour Rip : un caractère acidulé ne s’adoucit jamais avec l’âge ; une langue bien affilée est le seul instrument tranchant qu’un usage continuel ne fasse qu’aiguiser. Pendant longtemps il eut l’habitude de se consoler, quand il était chassé de la maison, en fréquentant une sorte de club permanent des sages, des philosophes et autres paresseux personnages de l’endroit, lequel tenait ses sessions sur un banc placé devant une petite auberge que signalait un portrait rubicond de sa majesté Georges III. C’est là que, l’été, ils avaient coutume de se prélasser mollement à l’ombre des journées tout entières, s’entretenant